CINÉMATOGRAPHE 

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Jean-Luc GODARD
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Le Livre d'image. Image et parole Sui.-Fr. 2018 85' ; R. J.L. Godard ; Sc. J.L. Godard ; Mont. J.L. Godard et Fabrice Aragno ; Pr. Casa Azul Films, Écran Noir Productions.

    À perdre haleine, une quête du sens de notre monde égaré en quelque huit-cents "plans" de toute sorte, souvent retraités (toiles, dessins, fictions et archives cinématographiques) avec un souci de la matière colorée, dont un certain nombre d'intertitres plus ou moins intégrés aux plans et environ cent-cinquante écrans noirs, que commentent par coïncidence, chevauchement ou croisement, parfois à deux sources séparées stéréo, ou superposées, décalées, des fragments sonores presque impossibles à dénombrer, bruitages, chants, chansons ou citations. 
   Obscure caverne platonicienne où défilent les images et les sons d'une mémoire intérieure extatique, chant du cygne dominé par la voix 
sépulcrale jusqu'au râle du vieux JLG, se terminant par l'effondrement, dans Le Plaisir d'Ophuls, de l'homme masqué après un tour de piste. 

  

   Difficile d'y voir clair en raison du Godard public, si brillant et incisif en parole, mais si irritant dans le côté canularesque et intrusif d'un cinéma qui a pourtant marqué notre histoire. En tout état de cause, on ne peut en attendre systématiquement une "leçon de cinéma" qu'à porter volontairement certaines œillères.

   Le Livre d'image est une énorme entreprise expérimentale et pour cette raison à la fois régressive et audacieuse.    

   Problématisons pour éclairer notre lanterne. J'y discerne le désir d'une résolution de l'énigme de l'homme, ce triste miracle de la création, potentiellement sublime mais déchiré, contradictoire, sanguinaire, follement immature, obsédé de bénéfices secondaires, et d'intérêts particuliers, volontairement aveugle aux conséquences suicidaires de sa ruineuse course à l'inessentiel. Mais cette extravagance serait hypothéquée par les gammes bien tempérées de la représentation. Ça retombera toujours dans un pathétique qui tente de se raccrocher à quelque morale, bref, dans la banalité de l'expression, en flagrant délit d'impuissance face à une réalité complexe en devenir. Construire l'analogue langagier de ce qui n'a pas encore de forme c'est se condamner à perdre pied en tentant vainement de circonscrire ce qui ne peut au fur et à mesure que manquer la juste capture. 
   S'imposerait donc la question de l'écriture. Puisque le plein expressif est impuissant, aller à l'intervalle. Vision périphérique plutôt que frontale.
Hétérogénéité contre unité, différence contre uniformité. Réhabiliter les bords, censurés comme si l'image pouvait exister sans eux. C'est par le biais de l'inessentiel qu'on peut toucher à l'essentiel. Le sens propre du moment est voué par différance au questionnement d'un jeu global. La dissémination, en obligeant à rejouer indéfiniment la donne, conjure toute conclusion réductrice, tout parachutage dogmatique, tout pouvoir d'expertise, qui exclut l'angle non-conforme. L'autorité du propos énoncé à travers parole ou écrit doit être soumise à un dérèglement redevable aux puissances filmiques. 

   D'emblée cet aspect va être avec bonheur assimilé à un travail tactile, à la dimension sensori-motrice du montage, privilégiant la main comme prolongement non cérébral du cerveau. Voix de Godard citant Denis de Rougemont : "La vraie condition de l'homme, c'est de penser avec ses mains". Voilà le critère fondamental pour ne pas tomber dans la fabrique intelligente, délibérée, d'une voie toute tracée. Reste à savoir si la gageure est tenue.

       Le premier aspect se marque par l'annonce d'un programme sous la forme de cinq chapitres, comme les doigts de la main : 1. Remakes (copies). 2. Les Soirées de Saint-Pétersbourg (la guerre). 3. Les fleurs entre les rails, dans le vent confus des voyages. 4. L'Esprit des lois. 5. La région centrale. 

   En réalité ce découpage digital donne le ton à procéder à la va-comme-j'te-pousse. 2 et 4 privilégient Joseph de Maistre et Montesquieu parmi la pléiade citée à l'appui de l'investigation  (Balzac, Maurice Blanchot, Elias Canetti, Louis-Ferdinand Céline, Albert Cossery, William Faulkner, Gustave Flaubert, Victor Hugo, André Malraux, Charles Péguy, Frederic Prokosh, Arthur Rimbaud, Denis de Rougement, Edward Saïd, Paul Valéry, etc.). Par ailleurs ces chapitres ne sont pas au même plan catégoriel. Plan technique ou didactique (1), poétique avec ce vers de Rilke (3), expérimental par la reprise d'un titre de film du canadien Michael Snow (5). 

   Si l'on comprend bien, il s'agirait davantage d'engendrer par syncopes et contretemps un univers critique que de commenter dogmatiquement des analogons du nôtre. La plupart des images sont arrachées à leur contexte d'origine, et soumises non sans étalonnage à leur nouvelle condition par surexposition, délavage, colorisation, saturation. Les voici bougées ou inclinées, mouvement ralenti, tremblé, saccadé. Passant du noir et blanc à la couleur ou inversement. Du mauvais au bon format. En surimpression, parfois d'un plan clignotant à un autre fixe. Privées de leur son ou parasitées par d'autres. Sons et images découplés, par décalage, dédoublement alterné ou simultané. 

   L'hétérogénéité des fragments se fait détournement de sens dans le montage image et le montage image-texte. Ce peut être de l'humour avec cette citation de Balzac à 0:39:50, off sur écran noir : " Un homme..."  Puis copie des Raboteurs de parquet de Caillebotte, et en voix off : "...que la justice a retranché du nombre des vivants...", à laquelle succède un plan du Faux-coupable de Hitchcock, récit d'un contrebassiste emprisonné à la place d'un autre, "commenté" off par la fin calembouresque de la phrase : "...appartient au parquet" (je souligne). De même, à 0:21:33, un train circule. Godard off : "...le train de Varsovie filait à toute vapeur vers Pétersbourg..." Suit une scène de sauna aux femmes nues (jeu sur fesses/péter..), enveloppées de vapeur, d'où : "...l'humidité et la brume étaient telles que le jour avait peine à percer...". Ou de l'ironie, tel ce jeune garçon pénétrant dans le champ au moment où le commentateur cite Cossery, à 1:06:23 : "... des criminels venus de l'extérieur". Du cynisme même : à 0:12:57, Péguy étant cité en voix off : "...les vacances finissent...", l'écran noir laisse place au plan d'un homme hurlant attaché, torturé au chalumeau, tandis que la citation se prolonge indifférente, le tout accompagné d'un piano imperturbable. Aussi remarquable à cet égard est le carton du troisième chapitre citant un vers de Rilke : "Les fleurs entre les rails dans le vent confus des voyages", après un document d'archive nazie où se balance au vent une rangée de pendus.
   Le refus de la narration cependant n'exclut nullement le raccord narratif. À 0:38:49, extrait de Freaks de Tod Browning,
un monstre de cirque souriant se détourne secoué de rire, la main sur la bouche à la suite d'un plan porno. Maintes apparitions de personnages ou d'événements sont ainsi précédées d'un regard totalement déconnecté, tiré d'ailleurs ; se portant par exemple sur le hors-champ. À 0:50:46, une mère maghrébine en plan moyen face-caméra, flanquée d'enfants, est comme avisée de plan à plan par un soldat français qui tourne la tête vers le hors-champ après avoir collé un autochtone contre le mur mains sur la tête. Et que se passe-t-il de fascinant ou de terrible côté caméra sous le regard de ce groupe croissant hâtivement en nombre avant de se figer sur place, frontalement aligné dans un décor de cité du désert en couleur ? Le passage du format inadéquat à la norme stimule l'attention du spectateur, mais renvoie-t-il au plan précédent, frontal, serré taille en format 4/3 noir et blanc d'un homme qui fuit éperdument en jetant en arrière un regard, dont la voix de Godard : " ...il est vrai qu'à notre époque tout est possible..." semble souligner l'angoisse ? ou au suivant, d'un format plus moderne (16/9), couleurs, en extérieur-nuit urbain, d'une explosion avec hurlement humain qui interrompt brutalement Godard au milieu d'une phrase : "Crois-tu que les hommes..." ? Dans les deux cas le hors champ solidaire du regard collectif expectant est situé dans un autre espace-temps. L'objet en est indécidable.

   Ce genre de coïncidence préméditée laisse un vide salutaire, se construit sans totalisation, relativise l'inférence, bref, problématise au lieu de légiférer.
   Le moins intéressant n'est pas le raccord analogique. Plan serré sur un couteau à cran d'arrêt tenu par une main qui presse la détente dépliant vivement la lame sur un texte de Montesquieu : "L'homme, cet être flexible se pliant dans la société..." (analogie par antithèse). Quatre plans plus loin un couteau est retiré d'un corps. Le montage analogique entre deux images amène dans le meilleur des cas le trouble poétique. À 0:27:47, le père Jules (Michel Simon) dans L'Atalante constate avec stupéfaction que son doigt appliqué comme une aiguille au sillon d'un disque en rotation fait jouer la musique. Ce qu'illustre sur la bande-son un quatuor énergique auquel succède au plan accompagnant un cavalier dont le galop souligne le rythme. Puis hyperbolisation du mouvement du disque par plongée serrée sur une roue actionnée par une bielle de locomotive en pleine vitesse, brouillée par la vitesse. Il y a donc comparé et comparant, ce qu'on appelle en rhétorique une comparaison. Mais au cinéma, en raison du défilement de la pellicule, appartenant à des moments différents, chaque terme exclut la présence de l'autre. C'est donc autant une métaphore qu'une comparaison, dont les deux termes seraient simultanés. Dans la plus belle, à 0:29:21, image en noir et blanc (extraite de Au bord de la mer bleue, Boris Barnet, 1936) dramatiquement étirée en largeur par confusion volontaire de format, accompagnée à la fois off par un extrait de William Faulkner (in Idylle au désert et autres textes, Gallimard, 1985) se prolongeant dans les plans ultérieurs, et une composition cristalline d'Arvo Pärt, jaillissent des perles de verre taillé, comme des boucles précieuses se détachant multipliées des lobes d'une jeune femme en larmes qui se bouche les oreilles. On en conclut au refus du personnage in d'entendre le commentaire off : "le regard vide, non comme des sentinelles, non comme s'ils défendaient de leurs énormes et monolithiques poids et masse les vivants contre les morts, mais plutôt les morts contre les vivants". Lequel est reporté à partir de "de leurs énormes" au plan suivant où, en plongée serrée la chute des perles de verre sur les pieds de Macha, la jeune kolkhozienne du film de Barnet est pareille aux gros flocons de neige sur les pieds d'Anna Karénine dans un autre plan. Le premier de ces deux plans analogues est en surimpression clignotante avec un extrait d'Arsenal de Dovjenko vu précédemment (0:21:50), une voie ferrée jonchée de cadavres en décor neigeux. Déjà dramatisée par le montage, la mort d'Anna Karénine est multipliée par une hécatombe de la guerre.

  Me voilà au total comblé et agacé à la fois. Car le film n'est pas exempt de lourdeurs en raison de la prépondérance des citations d'auteurs reconnus sous la suave caution du timbre, volontiers écho par stéréophonie de lui-même, de l'auteur d'À bout de souffle. Revoilà le côté de l'égo intrusif. Plutôt qu'en interaction ludique, l'image est au service du texte. Celui-ci impose l'idée au lieu d'en proposer des germes critiques. Il postule l'admiration inconditionnelle, à se complaire à des phrases sibyllines du genre "Le temps qui permet le temps se perd pour mieux répondre à l'attente" (Blanchot). Le film a su s'affranchir du fétichisme de l'acteur pour retomber dans celui du fragment de texte, au point de l'étirer en commentaire suivi. Notamment dans la mise à contribution de Dans l'ombre de l'Occident d'Edward W. Saïd. Surtout quand ce texte est platement illustré par l'image, à l'encontre radicale du désir d'écriture. Ex., le carton déjà nommé à propos du raccord analogique "Les fleurs perdues dans le vent" à 0:53:05 (1), annonce off : "Dans l'ombre de l'Occident", avant une citation de Saïd en suspens : "Il est ..." Lui succèdent quatre plans se voulant illustrer à l'image la voix off énonçant la suite, sur la violence de la représentation : plan d'ensemble (2) d'une foule en djellaba creusant à la pelle des trous dans le désert en 16/9 ramené au 4/3. Voix off : "... certain que la représentation. Plus particulièrement l'acte de représentation..." S'y substitue, à 0:53:20, en plongée et teintes dénaturées, le plan d'un groupe en colère brisant le mât d'une chaloupe échouée sur le sable. Voix off : "... implique presque toujours... implique presque..." Ensuite (0:53:31), rapt par un Croisé à cheval d'un enfant lors de l'attaque d'une ville arabe ainsi commenté : "... une violence... " Enfin plan serré épaules-face, heaume fermé, d'un chevalier brandissant une épée, la voix off poursuivant : "... envers le sujet de la représentation. Il y a...". Conclusion par écran noir (0:53:40) avec la fin de la citation, saluée par les accents (faussement) triomphants de la musique auxiliaire :  "... un réel contraste entre la violence de l'acte de représenter et le cadre matériel de la représentation elle-même."
   En résumé on se dit que "l'acte de représenter" c'est en quelque sorte celui de creuser le sable. Sa violence est illustrée par trois exemples qui affaiblissent plutôt cette belle idée en la circoncrivant trivialement. Et voilà le commentaire musical qui vient en renfort de manière assez solennelle bien que, narquois magistère,
décalée de ton. Pourquoi ? Spectateur somnolent ? Doigt de Dieu ? Tout le film en est imprégné. Cette forme d'intervention sonore sans parole in extenso, en unifiant ruptures et contretemps ramène  à une seule voix la structure polyphonique. N'est-ce pas surtout contradictoire avec l'exhortation de Godard à savoir regarder les images, ce qui suppose d'en bannir toute addition étrangère ?
   En bref, l'élaboration tactile reste soumise à la vigilance de la tour de contrôle. On n'en admire pas moins le travail accompli, en tout cas mieux qu'à en censurer les failles. 20/05/19 Retour titre