CINÉMATOGRAPHE 

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Edmond Thonger GRÉVILLE et Johannes GUTER
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Le Triangle de feu (générique) Fr.  N&B 1932 77' ; R. E. T. Gréville ; Sc. René Wild ; Dial. Jean de Létraz ; M. montage sonore ; Pr. Gnom Films ; Int. Jean Angelo (Brémond), André Roanne (Charlet), Renée Méribel (Irène), Lili Dornel (Véra). 

 On cambriole la Banque des dépôts. Alarme, téléphone, signal clignotant, sirènes, automobiles : la police débarque. Deux malfaiteurs surpris s'enfuient au moyen d'une corde donnant par une trappe du plafond sur l'étage supérieur. Seul le chef s'échappe. Arrêté malgré le gaz soporifique qu'il a répandu pour protéger sa fuite, Emile le Marin, qui tenait le pistolet à soudure, prétend avoir agi seul. Il n'a pas pu terminer de découper dans l'acier le triangle qui, en forçant le coffre, signe l'identité de l'organisation : le Triangle de Feu.
   Une jeune femme appelée Irène, malmenée par le Marin en fuite, se tient dans le couloir avec le policier Charlet, qui l'a secourue. L'inspecteur Brémond ayant ordonné l'évacuation du couloir lui signifie brutalement qu'elle ne fait pas exception. Elle obtient d'être déposée par Charlet chez son oncle, le digne M. Maltène, en attendant que tout danger soit écarté. Invité à admirer les poissons rares de ce maniac du bocal, Charlet contemple le reflet du visage d'Irène dans la paroi de verre qui les sépare des spécimens.
   Parallèlement, au bar d'une boîte de nuit mal famée, Véra, entraîneuse, en réalité membre de la police, surprend un homme confier à un autre que le patron a travaillé cette nuit dans une banque avec Emile le Marin et que la nuit prochaine, le Triangle de Feu doit intercepter un transport d'or par fer pour l'étranger. Toujours en tenue de soirée au matin, Vera vient avertir le commissaire dans les locaux mêmes où Irène est interrogée par Charlet, qui lui fait du plat. Brémond survenant s'excuse auprès d'elle de sa conduite grossière de la veille. On relâche Jacques le Faucheur, soupçonné d'appartenir au Triangle de Feu, pour le faire filer par Charlet.
   Dans le cadre de la suite de son enquête, Brémond retrouve Irène chez elle. Il se prétend marié, mais un bouton décousu de son veston prouve le contraire à la fine mouche, qui le
recoud sur le champ à même le corps. Pendant ce temps-là, Charlet surveille Jacques le Faucheur attablé à une terrasse de café. Un passant dépose discrètement sur sa table un billet lui donnant rendez-vous à la gare. Il tente de brouiller sa piste mais Charlet le rattrape au buffet de la gare où il le tient sous sa surveillance. Irène s'y trouve qui fait des signes derrière son dos à Jacques le Faucheur. Elle fait même diversion pour permettre au malfaiteur de prendre la fille de l'air.
   Simultanément, Brémond emprunte en compagnie des meilleurs inspecteurs le fameux train de l'or. Alors qu'une automobile grand-sport dépasse le train, un homme déposé par un avion sur le toit injecte un gaz soporifique dans le compartiment. Le coffre est retrouvé vide, percé d'un triangle, sur le talus de la voie ferrée.
   On emploie les grands moyens. Des radios de toutes nationalités diffusent des messages d'avis de recherche. Sur les indications d'anciens confrères du cirque, Brémond se rend au cabaret de la Boule d'argent avec ses hommes pour mettre la main sur un certain trapéziste aérien.
   Charlet, qui n'est pas de service, invite Irène à sortir un soir, justement, par hasard, à la Boule d'argent. Ils y croisent Jacques le Faucheur, mais Irène feint un malaise. Brémond reproche à Charlet de l'avoir laissé filer et, bien que son collègue ne soit pas de service, lui intime l'ordre de revenir après avoir raccompagné Irène. En rentrant chez elle, elle trouve Jacques le Faucheur. Il l'avertit que ses amis de la police doivent lui fiche la paix. À la Boule d'argent, Véra indique à Brémond, la présence du trapéziste Fred, qui a rendez-vous avec Jacques le Faucheur. Bientôt de retour, Charlet est chargé de surveiller la cour. Il guette deux suspects. Un troisième tire et le tue. Tous les clients sont interrogés par Brémond. Il a la surprise de découvrir qu'Irène en fait partie et l'accuse de complicité de meurtre. La jeune fille clamant son innocence, demande qu'on fasse venir son oncle, qui la ramène chez lui. Fred est interrogé avec les autres, en vain. Dans la cour, Brémond trouve une boîte à pilules contenant une poudre qu'il fait analyser au labo avant de se rendre chez l'oncle Maltène.
   Feignant de s'intéresser à la pisciculture il pose la boîte près de l'aquarium. Machinalement, l'oncle l'ouvre et y puise : il s'agit d'une poudre spéciale pour nourrir les poissons. Confondu, Maltène sort son arme et blesse Brémond au bras. Mais Véra survient avec les hommes, l'arme au poing. Le criminel est maîtrisé. En même temps est trouvée la preuve de l'innocence d'Irène : une lettre d'Emile le Marin révélant que Jacques le Faucheur est le frère d'Irène, et dans laquelle il menace l'oncle de tout révéler à sa nièce. Brémond demande pardon à Irène qui répond avec douceur : " vous êtes blessé ? ". " Ce n'est rien " répond le héros. Elle pose avec précaution sa tête sur son épaule. Entre deux inspecteurs le prisonnier est embarqué dans la voiture de police qui s'éloigne en profondeur de champ avec un hurlement prolongé d'avertisseur.


   Polar peu banal. Trois fils s'y tressent, le troisième prenant avec beaucoup de hardiesse la place du récit off que constitue habituellement la musique auxiliaire. Il s'agit du Triangle, du triangle amoureux, du réel. Le récit du triangle repose surtout sur les jeux de fragmentation extrême et les mouvements d'appareil à la fois précis et considérablement mobiles (beaucoup de panoramiques, de pano-travellings avant), en ayant au besoin recours aux ombres ou aux reflets sur une surface réfléchissante, entraînant un travail de l'espace-temps qui emporte le récit en le cisaillant.
   Le mouvement des véhicules est accentué par l'alternance de plans multipliés : objectifs alternant ensembles et fragments, plongées et contre-plongées, et subjectifs désignant le déplacement principal par celui relatif en contre-plongée du haut des immeubles modernistes.
   La sensation de vitesse du récit culmine dans une économie de la simultanéité : le buffet de la gare est filmé à travers un
compartiment du train convoyeur d'or sur le départ. Le récit du triangle amoureux est ce qui donne du piment au précédent. Deux hommes peuvent tenter Irène, sans qu'elle s'engage en aucune manière avec aucun. Mais c'est une femme libre, qui demande certes la permission à son oncle de sortir le soir quand elle habite chez lui provisoirement, mais qui est maîtresse de son destin en général. Elle remplit donc les conditions fantasmatiques du passage à l'acte. Charlet est drôle, amusant, séducteur, Brémond sérieux et introverti. Irène accepte donc les sorties avec Charlet, qu'elle berne, et coud un bouton à Brémond, qui est incorruptible. Finalement elle se console vite de la disparition du play-boy, trouvant une stabilité, d'autant plus nécessaire que l'oncle n'y pourvoit plus.
   Le plus intéressant n'est pas cette conclusion, puisqu'elle signe la fin des tensions qui dynamisaient l'histoire, mais l'érotisation de l'enquête. Les flics sont d'ailleurs toujours en tentation dans ces lieux équivoques où les conduisent leurs investigations. Surtout Brémond le plus sérieux, par malice : " Ne vous laissez pas distraire par les poules " lance le commissaire à l'inspecteur qui en rentrant à la Boule d'argent (suggérant irrésistiblement " poule d'argent ") croise une fille, la jupe retroussée, en train de remonter son bas. Il tire alors son mouchoir dont il s'éponge la figure. Le prude Brémond est également sollicité par Véra de la façon la plus
équivoque sous le prétexte de lui transmettre des informations.
   Au total, les deux premiers fils de la tresse combinent un même mouvement de torsion par le renversement parallèle qui fait passer de l'amoureux manifeste au latent et de l'Irène suspecte à l'innocente, la double transformation qui est dévoilement est en même temps la condition du dénouement. Le troisième fil quant à lui déstabilise ce qui pourrait encore rester de convention du genre après l'interaction narrative des deux premiers.
   Il s'agit de la série des événements non fonctionnels et cocasses, triviaux en excès ou insolites qui se logent dans les interstices ou doublent imperceptiblement en le perturbant le régime cognitif du récit, aussi vrai que le réel est ce qui ne saurait être saisi sur la base d'un schème institué. Un inspecteur a moulé ses propres empreintes de
chaussures. L'alerte à la radio est suivie de réclames commerciales ridicules. Rythmée par les spectateurs frappant dans leurs mains, la chanson du spectacle de la Boule d'argent, le seul moment musical du film, apparaît dans son étrangeté comme pur moment sonore, non fonctionnel. Un barman secoue obstinément un shaker qui évoque la cadence de l'enquête rongeant son os. Un vieux client à lunettes épaisses répond toujours oui à Brémond, y compris quand celui-ci lui demande s'il se fout de lui. Finalement, après l'avoir laissé patauger, ses collègues lui révèlent que c'est un Tchécoslovaque qui n'entend rien au français. Pendant le même interrogatoire, deux personnages dont un nain tuent le temps en se livrant à des tours de prestidigitation.
   Il faut aussi compter comme trouble déconstructeur des habitudes du spectateur le jeu atypique de Jean Angelo dont la respiration oppressée pendant qu'il accuse Irène, scande mécaniquement chacune de ses phrases une fois énoncée.
   Enfin, la bande-son des extérieurs est une merveille concertante pour klaxons, sifflets, sirènes et cliquetis de soupapes.
   Sans aucune prétention artistique, mais avec un brio narratif de haute volée, Gréville a donc montré avant Tati, Bresson, Tarkovski, qu'on pouvait composer de la musique de film en combinant entre eux des sons diégétiques non-musicaux. 20/07/05 
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