CINÉMATOGRAPHE 

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Erich von STROHEIM
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Les Rapaces (Greed) USA Muet N&B 1923 130' (11 bobines sur 42 initiales) ; R., Sc. E. von Stroheim, d'après McTeague de Frank Norris ; Ph. Ben Reynolds, William Daniels, Ernest B. Shoedsack ; Pr. MGM ; Int. Gibson Gowland (McTeague), Zasu Pitts (Trina), Jean Hersholt (Marcus Shouler), Tempe Piggott (la mère McTeague), Chester Conklin (le père Sieppe), Sylvia Ashton (la mère Sieppe), Joan Standing (la cousine Selina), Dale Fuller (Maria, la femme de ménage).

   Californie, début du XXe siècle, le colosse McTeague pousse des wagonnets dans une mine d'or. Caressant pour lui d'autres ambitions, sa vieille mère le confie à un arracheur de dents ambulant. McTeague est embarqué comme apprenti. Le métier rentré sans passer par les diplômes, il ouvre un cabinet à San Francisco. Trina, la prétendue cousine de son copain Marcus Shouler s'est à cause de lui cassé une dent dans une chute de balançoire. Pour la première fois de sa vie, McTeague désire violemment une femme. Alors qu'anesthésiée elle est à sa merci sur le fauteuil de dentiste, il lui vole un baiser, résistant à pousser outre.
   Il ne peut s'empêcher de se confier à Marcus... qui la lui abandonne par hâblerie. McTeague faisant sa cour officielle en famille découvre en la jeune personne une demoiselle timide et farouche. Un billet de
loterie clandestine acheté à Marie, la femme de ménage du dentiste, rapporte à Trina cinq mille dollars le jour des fiançailles, si bien que Marcus regrette son geste.
   Terrorisée au soir des noces, Trina déplace sa libido sur l'or. Astiqués régulièrement, les cinq mille dollars sont serrés en sûreté. Au bistrot, Marcus réclame à McTeague le remboursement d'une dette alléguée, énumérant des petites sommes prêtées sans l'être pour finir par les cinq mille dollars au prétexte qu'ils datent d'avant le mariage. Le prétendu débiteur reste calme, répliquant que ce n'est pas à lui d'en disposer. De rage, le créancier improvisé lui brise sa pipe puis lance un couteau qui se plante dans le mur au ras de sa joue.
   Par bonheur, l'envieux vient un jour faire ses adieux aux époux avant de s'installer dans un ranch au sud. Mais peu après, le dentiste est avisé par le conseil de l'ordre qu'à défaut de titre officiel, il doit renoncer à pratiquer. Trina comprend que la dénonciation émane de Marcus. L'ex-dentiste trouve des boulots épisodiques, puis se met à boire, tandis que Trina sculpte des jouets de bois pour préserver son magot. Peu à peu pris de dégoût, McTeague la quitte. Elle devient femme de ménage. Alors qu'il passe un jour, affamé, elle lui ferme sa
porte.
   Il revient plus tard l'assassiner et s'emparer de l'or. Recherché par la police, le fugitif s'enfonce dans la
Vallée de la Mort, son trésor chargé sur un mulet. Marcus galope à ses trousses avec une patrouille, qui reste à l'entrée du désert mais le missionne en lui confiant les menottes. Sans prendre le temps de s'approvisionner en eau, Marcus rattrape McTeague. Dans la bagarre qui s'ensuit, le justicier d'occasion perd la vie, non sans avoir pu menotter son adversaire. Celui-ci est condamné à mourir de soif enchaîné à un cadavre.

   Rappelons que le film original durait environ neuf heures trente, réduites à un bon quart par la production. Ce qui est peut-être un bien relativement à la survie publique du film, mais à coup sûr un mal en ceci que seul Stroheim, le véritable concepteur de cette œuvre, si complexe qu'elle ne peut se penser comme produit collectif, pouvait connaître pour chaque plan la valeur relative à l'ensemble.
   Nous avons néanmoins toujours affaire à une véritable exception artistique. Le récit n'est que le cadre rationnel et manifeste d'un jeu imaginaire latent d'une grande puissance symbolique
(1), d'une écriture donc. Les deux protagonistes s'opposent et se ressemblent à la fois par des tendances positives et négatives. Leurs différences, par ailleurs complémentaires, tiennent à l'accent mis sur l'une des tendances. Le négatif domine chez Trina au contraire de McTeague. Il ne s'agit pas néanmoins de typage métaphysique. La femme devient avare en raison de son inaptitude sexuelle, la bonté l'emportant corrélativement chez l'homme par frustration sexuelle.
   Chez tous deux existent des prédispositions familiales. Les tares des Sieppe éclatent dans le
grotesque familial, à laquelle Trina est associée par le chapeau surmonté d'une petite bannière yankee à la fête commémorative de Washington. Le père de McTeague était alcoolique et violent. Mais la frustration sexuelle comme avatar de l'interdit de l'inceste le maintient dans la douce dépendance maternelle sans exclure la violence de l'héritage paternel. La mutilation irréversible du film a réduit à néant le tableau clinique paternel susceptible d'expliquer, par exemple, pourquoi McTeague mord cruellement les doigts de sa femme pour obtenir de l'argent, car absolument rien n'est laissé au hasard.
   Tout ici est solidaire. Au "cannibalisme" de McTeague correspond, notamment, le tic de la pingre portant un doigt à sa
bouche. On pourrait aussi se demander si maman McTeague ne confie pas son fils à un arracheur de dents par fidélité à la mémoire d'un mari arracheur de quelque chose. Nous disposons d'un peu plus de matériau concernant la famille de Trina, les Sieppe, petits émigrés germanophones d'une laideur comique, hyper-nationalistes par frilosité. Leur rapacité est à peine caractérisée dans le montage "Thalberg" par une figure en rapport avec le grotesque : au repas de noces, le père et la mère rongeant une tête d'agneau comme des chacals sur une charogne, dans une ambiance générale de répugnante goinfrerie. Le mariage est par ailleurs plaisamment associé à la putréfaction par le cortège d'enterrement passant sous les fenêtres pendant la bénédiction, tout ceci préfigurant également la fin de McTeague enchaîné au cadavre de Marcus. Voilà le legs Sieppe, qui non seulement va se traduire par une série de figures dérivées mais également interférer avec les antécédents McTeague.
   Ce thème marque quelques étapes essentielles de l'histoire du couple : tout part de la pourriture, c'est-à-dire des caries, à l'évidence associées à la mâchoire des têtes d'agneau, mais aussi à la denture proéminente de la cousine Selina. Puis, au premier rendez-vous, la délicieuse Trina propose avec enthousiasme de s'asseoir sur un regard d'égout
face à un horizon cloacal où baigne une charogne de rat. Enfin, afin de préserver son capital, elle entrera dans une boucherie casher où sur son insistance lui sont proposés des déchets à ne pas jeter même à un chien : allusion latente aux morsures de McTeague, qui d'ailleurs la nuit des fiançailles va coucher comme Marcus à la clinique des chiens pour laisser la chambre à Trina.
   Néanmoins le portrait n'est pas monolithique, car le film est rien moins que manichéen. Trina n'est pas incapable d'amour. Elle se montre tendre le soir des noces entre ses crises de terreur virginale. Elle manifeste d'autres  touchants
élans, voire esquisse un timide geste d'adieu lorsque McTeague la plaque. Soulignant le pathétique de l'échec de sa vie de femme, son métier de femme de ménage dans une école lui fait côtoyer des enfants. Au départ, le couple des fiancés légèrement détaché à l'arrière du grotesque cortège familial avait beaucoup de grâce. Ainsi McTeague a-t-il des satisfactions secondaires que sa propre névrose érige en raisons principales. Le symptôme de sa pathologie est l'angélisme, inspiré d'une mère parfaite. L'oiseau malade de la mine d'or, qu'il traite comme une femme en le bécotant, marque le début de sa vie libidinale - Trina est sa première expérience sentimentale -, qui s'achève de même dans le désert par la libération des deux canaris emportés avec le trésor de Trina. Son destin se trace sur la base antithétique des figures de l'or et de l'oiseau (qui ont la même teinte jaune dans la version partiellement colorisée), emblèmes des valeurs morales positives et négatives du film. Malfaisant comme le suggère la figure monstrueuse de l'agent de la loterie, l'or est aussi attaché au destin de McTeague.
   Celui-ci cependant voit en Trina, au contraire, un être pur à l'instar de l'oiseau et de sa mère. La tête ornée d'un linge blanc amidonné sur le fauteuil de dentiste, elle évoque irrésistiblement une
religieuse. Ici la caméra, en toute rigueur subjective, commentant les sentiments de McTeague, livre le secret d'un comportement sexuel. La pourriture, l'angélisme et la frustration sont encore au rendez-vous des égouts où McTeague s'accompagnant d'un ridicule concertina chante aux côtés de sa Belle "Plus près de Toi mon Dieu". Cependant le dysfonctionnement constitutif de ce système relationnel éclate au mariage dans la déception de l'épouse et le mépris de Marcus devant le présent de noces de l'époux : un couple de canaris. La séquence du mariage se clôt par un bilan sexuel morbide suggéré par une image forte. Alors que la jeune femme effondrée est agenouillée la tête enfoncée dans les bras repliés et appuyée sur le lit, le mari se dirige vers la caméra et tire les rideaux dont le support se confond avec le bord supérieur du cadre. Mal joints, les pans à passementerie dentelée suggèrent une vulve cannibalique : avatar inattendu mais d'une remarquable cohérence imaginaire dans la perversité (les dents, gagne-pain de McTeague), d'autant plus prégnant que c'est le regard du spectateur qui est désigné par cette mise en scène.
   Ne négligeons pas surtout que cette cohérence s'inscrit dans un système foncièrement filmique. Ainsi, si le caractère tour à tour grotesque ou dramatique doit beaucoup au cadrage et à l'éclairage, que l'effet soit caricatural comme dans le défilé familial sur les rails, ou expressionniste s'agissant de la haine conjugale , il tire sa force d'un dispositif de dédramatisation. Il s'agit d'un mélange des genres propre à forclore le pathos (le couteau se plante sur une affiche invitant au sourire), dans un contexte entièrement crédibilisé par un tournage maniaque en décors réels : la ville de San Francisco avec ses rues, ses transports publics, ses lieux de loisir, voire l'envers de son décor, puis l'authentique fournaise de la Vallée de la mort.
   De même, qu'autant par la référence documentaire des lieux que par le retentissement du réel sur le jeu des acteurs (rappelons que dans
Folies de femmes, Stroheim/Karamzin déguste du vrai caviar), la représentation de l'espace est cautionnée, de même le déroulement du temps est concrétisé. Il ne suffit pas d'un carton pour annoncer la durée du traitement dentaire de Trina. Les dates du calendrier l'attestent à l'image. Par ailleurs, les marques du temps se lisent à travers les transformations physiques et comportementales des personnages. Le contraste est violent en ce qui concerne Trina surtout, innocente et fraîche au début (mais dans un jeu distancié, légèrement ironique), même en apprenant qu'elle a gagné à la loterie ("ce doit être une erreur" dit-elle adorablement, l'air sincèrement étonné) puis de plus en plus aigrie et décrépie. Ou bien, d'abord boute-en-train, Marcus se fait crispé et rageur.
   Déroulement du temps, mais en même temps, par les figures du récit, dynamique faisant droit à l'ubiquité constitutive du film. Ainsi, c'est d'une femme de ménage que Trina tient le billet de loterie, c'est femme de ménage qu'elle devient pour garder son or. Le thème de l'oiseau reboucle le récit avec le même effet de structuration proprement filmique. La méthode n'est donc nullement naturaliste. Souci d'ancrage dans la représentation du réel ne signifie pas ici ordonnancement à la représentation
(1) cognitive. Ce sont bien les soubassements fantasmatiques(2) qui déterminent l'édifice, et c'est ce qui fait le caractère foncièrement artistique du film. 25/04/04 Retour titres