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LUPU-PICK
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Le Rail (Scherben) All. Muet N&B 1921 64' ; R. Lupu-Pick ; Sc. Carl Mayer ; Ph. Friedrich Weinmann, Guido Seeber ; Pr. Rex Film ; Int. Werner Krauss (le père), Edith Posca (la fille), Hermine Strassmann-Witt (la mère), Paul Otto (l'inspecteur), Lupu-Pick (un voyageur).

   La fille du garde-barrière d'un coin perdu est "déshonorée" par un inspecteur des chemins de fer en mission, hébergé à demeure pour le service. Ayant surpris le couple pendant la ronde nocturne du père, la mère s'enfuit dans la neige se laissant mourir de froid, en prière au pied d'un calvaire. Parti à sa recherche, le père ramène un cadavre à la maison. La fille comprenant qu'elle n'est rien d'autre pour son séducteur qu'une passade, divulgue au père les raisons de la mort de sa mère. Celui-ci étrangle l'inspecteur et va intercepter un train pour se livrer. 

   Ce n'est que le synopsis. Il faut évoquer pour le moins la notion d'imagination filmique pour comprendre pourquoi ce film est reconnu comme un des grands du Kammerspiel (théâtre de chambre) dont Carl Meyer, le scénariste, fut l'initiateur pour le cinéma. C'est, vraisemblablement, l'inspiration de type mélodramatique qui permet de transcender la sécheresse du réalisme social. Réciproquement, l'analyse sociale explique la violence à la base du mélodrame.
   Le réalisme, ce n'est pas seulement l'étude documentaire de la condition des petites gens du rail, mais surtout le pointage d'une situation historique et sociale. Le soin mis à la reconstitution du décor intérieur à l'aide de l'éclairage et du cadrage - soulignant l'ordre, la symétrie, la régularité, la clôture, s'attache également à rendre compte des travaux et des jours. L'étude précise des gestes des
ménagères met en valeur une économie du comportement, fonction du poids de la quotidienneté, aussi bien que le travail exténuant du gardien, qui chemine sur le ballast, traînant telle une locomotive le panache de fumée de sa pipe.
   Surtout, l'arrivée de l'inspecteur, met en perspective ce monde du peuple où la valeur des choses de la vie est toujours liée à l'effort physique. Il représente au contraire la bourgeoisie à laquelle sont réservées les nobles tâches administratives, les classes laborieuses étant à son service pour tout ce qui touche à la force musculaire. Et à la satisfaction sexuelle... à laquelle collabore la jeune fille fascinée par le prestige de caresses socialement honorables : le meilleur complice du suborneur est la pure jeune fille elle-même, on le voit dans toutes les productions de l'époque.
   Le téléscripteur annonce laconiquement : l'inspecteur sera logé par le gardien. Il n'a donc pas le choix. Plein de morgue, le supérieur hiérarchique règne en pays conquis : sa chambre, à laquelle on accède par une volée de marches, domine les autres d'un demi-étage. Au soir, un bras passe la porte entrouverte pour déposer une paire de bottes à cirer, et véritable Ponce Pilate, l'inspecteur se lave les
mains après avoir été confronté à la morte. S'il prend soin de la fille évanouie sous le choc de la survenue de sa mère, c'est un geste de pure convenance, mais permettant essentiellement d'éviter le manichéisme d'un personnage trop noir.
   L'inspecteur n'est pas le Méchant du mélodrame. C'est l'un des acteurs parmi d'autres possibles d'un système injuste dont il tire profit, étant par naissance du bon côté. D'autres privilégiés se régalent au restaurant du train intercepté par le père, indiquant que la mort de l'inspecteur n'a rien changé aux
structures, et ce n'est pas un hasard si l'on y voit une fillette. Elle ne risque pas plus tard, elle, de connaître pareille mésaventure.
   À la dialectique sociale cependant se superpose la complexité psychologique, chaque personnage ayant un comportement spécifique. Le père est épuisé (il couche dans la salle à manger à cause de ses horaires), la mère s'accuse de tous les méfaits, la fille mange des yeux l'étranger, qui ne voit en elle qu'un instrument de plaisir.
   C'est le montage parallèle qui prend en charge l'interaction sociale et psychologique comme principe dramaturgique. Quatre séquences correspondant aux actions des quatre personnages sont donc susceptibles d'alterner, auxquelles s'ajoute la circulation incessante des
trains qui renforce, causalement et symboliquement les enjeux privés et collectifs.
   Cependant l'unité de temps et de lieu rassemble le multiple. L'action se concentre sur cinq jours traduits en chapitres. Le centre de l'espace est dans le couloir qui commande l'entrée des chambres à l'étage, communiquant de plus acoustiquement entre elles à travers des murs de mauvaise qualité. Sa configuration et son décor ont un caractère hautement dramatique. La chambre surélevée de l'inspecteur fait face à l'objectif au c
œur même du centre. Une hauteur de plafond inusitée culminant hors-cadre inspire le malaise. Il suffit d'un léger travelling à gauche pour attraper l'amorce de l'escalier sans perdre de vue la chambre du fond : cadrage de confrontation les données du drame donc et non simple mise en place fonctionnelle du décor. Les murs nus et austères du couloir sont en outre maquillés : aux angles des chambranles par de courts rayons blancs divergents évoquant des rafales glacées et sur les surfaces planes par un criblage de pois, blancs également, à l'instar du motif de la jupe de la jeune fille, évocation tragique de la neige fatale.
   Le dispositif manifeste, on le voit, est sous-tendu par un enjeu symbolique
(1). Le ton du mélodrame est ainsi donné pendant le repas familial par la propagation d'une décharge d'étincelles sur la ligne télégraphique, annonçant l'arrivée de l'inspecteur. La variation des plans visant à une description des plus précises souligne l'affolement sous la forme des boucles saccadées de la bande du téléscripteur. Le message transmis, la mère quitte la table pour la cuisine par le fond à droite de la pièce en profondeur de champ, de sorte que table, téléscripteur et porte sont dans le même cadre. Le père et la fille continuent d'avaler leur soupe face à une place vide prémonitoire.
   Puis, comme si l'éclair télégraphique était un signe météorologique, la tempête se lève et les branches nues d'un arbre violemment agité brisent une vitre dont les débris - motif du générique subsumé par le titre Scherben "éclats" - métaphorisent la perte de virginité. La jeune fille les rassemble dans son tablier, significativement replié sur son ventre, et va les vider, lentement, dans la
poubelle qui, mise en exergue à la fin par l'éclairage et le cadrage en plongée, apparaît éclatante comme de la glace, ce qui condense magnifiquement la mort et sa cause.
   À
  l'extérieur cependant la tempête soulève le bras d'un épouvantail,
clown blanc meneur de jeu, qui se tend vers une fenêtre éclairée où passent des ombres qu'on devine être celles du couple. Événement plus intense d'autant que, d'une part, par une ellipse audacieuse, il n'a pour antécédents narratifs que deux étapes : 1) le regard insistant de l'homme sur la jeune fille en train de lessiver les escaliers à quatre pattes, laquelle se lève et le suit du regard à son tour, 2) deux plans en parallèle raccordés par un volet gauche-droite de la fille et de l'homme dans leurs chambres respectives. De plus, il est monté en parallèle avec les actions respectives du père et de la mère : travelling avant en plongée du père, pipe-locomotive sur la voie ferrée, puis réveil de la mère aux oreilles de qui parviennent les ébats à travers le mur.
   Mais là où le mélodrame est largement dépassé, c'est que le film ne se contente pas de conter les malheurs qu'entraîne la défaillance d'une pauvre fille. Car non seulement la faiblesse de celle-ci est
structurelle, c'est-à-dire liée à une conjoncture sociohistorique que pointe le film toujours attentif à ne pas tomber dans un essentialisme de pacotille. Mais la jeune fille dispose d'autres forces qui lui permettent de réagir. À défaut d'une culture d'émancipation de la femme - qui existait déjà dans la société cultivée d'alors -, la seule arme possible est la vengeance, amenant la jeune victime à ravaler sa pudeur pour glisser à l'oreille du père le poison de sa faute.
   Ici la mise en scène suggère un vent démonique. La configuration dominante en volutes des lignes du décor dans un mouvement orienté de la fille vers le père, souligne le caractère souple, sinueux et nourri d'impulsions spasmodiques successives de l'atermoyante dynamique de l'aveu. Ramassée sur elle-même dans une position accroupie, elle détend brusquement son corps comprimé afin d'atteindre l'oreille paternelle en des tentatives de plus en plus hardies, l'expression du visage passant graduellement de la crainte à
l'exaltation.
   Qu'il s'agisse de vengeance, un objet le marque fortement : le bougeoir que la mère avait lâché de saisissement devant la porte de son hôte indélicat, lequel l'avait ramassé après avoir remis la fille évanouie dans son lit. Sa valeur métaphorique quant à l'illusion de l'amour est claire : il perd sa bougie qui s'éteint en tombant. Un tel bougeoir vide se trouve justement reposer sur une étagère dans la chambre haute, derrière la fille réalisant n'avoir été qu'un jouet entre des mains lubriques. Son visage, du coup,
prend un air sournois. Inscrite par le cadre dans une configuration rectangulaire coupée aux angles supérieurs comme de chanfreins de cercueil, elle sort sans un mot et va directement livrer son secret au père.
   Sont ici à l'
œuvre le couple infernal métaphore/métonymie, véritable principe émotionnel sans lequel l'art ne saurait s'accomplir. Rappelons qu'il se manifeste sous deux modalités : rhétorique et symbolique(1). La première s'intègre dans le récit, elle est donc explicite. Après l'enterrement, le gardien reste assis devant le lit dont l'oreiller affecte la forme d'une tête affaissée, marque de l'empreinte du corps de sa femme, contrepointé en parallèle par le clocher indiquant le cimetière : pathétique figure explicite, à la fois métonymique et métaphorique, de l'absence absolue.
   La deuxième ne s'affiche pas comme figure tout en l'étant. C'est, par exemple, la sonnerie du réveil de sa mère de l'autre côté du mur, qui tire la fille de son inconscience au petit matin. Elle pressent le drame de ce que nul ne l'arrête. C'est une métonymie
rhétorique de l'absence. Cependant, en alternance, un gros plan cadre - sur fond de draps désertés anticipant la neige mortelle - la clé en rotation du mécanisme, dont l'anneau articulé évoquant un masque se rabat par saccade à chaque demi-tour comme un signal insistant de danger. Ici, le comparé implicite de la métaphore latente est ouvert, sous la seule contrainte du caractère inquiétant et implacablement mécanique du comparant.
   Au total, la complexité se résout dans la sobriété et l'unité, avec des moyens hautement filmiques, à preuve : un seul
intertitre, sur fond noir constellé de flocons, aura suffit : "Je suis un assassin". 19/03/05 Retour titres