CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


 



Ingmar BERGMAN
liste auteurs


L'Œuf du serpent (Das Schlangenel/The Serpent's Egg) All.-USA  VO (anglais) 119' 1977 ; R., Sc. I. Bergman ; Ph. Sven Nykvist ; M. Rolf Wilhelm ; Mont.  Petra von Oefllen, Jutta Hering ; Déc. Rolf Zehetbauer ; Int. Liv Ullmann (Manuela), David Carradine (Abel), Gert Froebe (le commissaire Bauer), Heinz Bennent (Hans Vergerus).

   Sous la république de Weimar à Berlin en novembre 1923, dans l'imminence du Putsch raté de Hitler, le Juif anglais Abel Rosenberg vit avec son frère Max, divorcé, avec lequel il travaillait dans un cirque comme acrobate avant que la crise et l'hyperinflation ne les réduisent à l'inaction. Autour d'eux la misère s'étend et le parti nazi persécute tranquillement les juifs en pleine rue. L'alcoolisme d'Abel s'accroît à la suite du suicide de Max. Il se réfugie chez Manuela, son ex belle-sœur, ancienne partenaire de cirque se produisant dans un spectacle de cabaret et qui l'accueille comme un frère avant qu'ils ne se lient charnellement en réponse proportionnée à la dureté croissante de cette existence.  
   Cependant, il trouve chez elle des liasses de dollars qu'il empoche sans se poser de question. Le commissaire Bauer convoque Abel au sujet d'une série de crimes qui semblent tourner autour de sa personne. Croyant qu'on en veut à sa judéité il se rebelle avec violence. Le couple doit quitter le logement à cause de l'hostilité de la logeuse envers le Juif. Le Dr Hans Vergerus, un camarade d'enfance d'Abel auquel Manuela s'est donnée par pitié prétendue, leur offre un logement dans la clinique qu'il dirige, assorti d'un travail d'archiviste pour Abel. Bien qu'aussi dégouté par le souvenir de ses cruautés jadis envers un animal, Abel est contraint de s'y résoudre. Mais le couple traverse d'étranges crises de violence puis Manuela meurt mystérieusement.
   Abel finit par découvrir qu'ils étaient, au su de Manuela, rémunérée pour cela en dollars, hébergés comme sujets d'expériences médicales constamment observés par des caméras dissimulées derrière des glaces sans tain. La série des crimes relevait de la même manigance. Se sachant découvert par le commissaire Bauer, Vergerus retranché dans son laboratoire explique calmement à Abel la nature et l'effet des gaz expérimentaux en l'illustrant par des documents filmés. Alors que la police enfonce la porte il se suicide à l'aide d'une capsule de cyanure. Devant être convoyé à la frontière par la police Abel s'échappe et disparaît.

   Cet opus fait honte au cinéma dominant en se refusant à catégoriser les enjeux d'un moment crucial de l'histoire, présenté pourtant avec un réalisme scrupuleux, ce qui est assez inhabituel chez Bergman, qui parvient là à concilier le huis-clos avec le foisonnement de la vie urbaine. La prison n'est pas question d'espace mais de mental. Le monde a une structure de geôle. 
   En bref, il y a rapport paradoxal entre l'exactitude historienne et le caractère insaisissable de la condition humaine.
    Préfigurant la Nuit de cristal, Abel lance un pavé dans la vitrine d'un Juif nommé Rosenberg. Point besoin de haine nazie : on peut aussi bien se haïr soi-même. Car sans défense contre ses démons intérieurs, l'alcool étant fait plutôt pour en accentuer la pression. Le commissaire n'est pas antisémite mais le comportement d'Abel pouvait lui en souffler l'idée. Sa fuite éperdue dans les couloirs et les escaliers du commissariat, fuite assimilée à celle d'un oiseau en cage par le merveilleux "jeu de jambes" de l'acrobate, convoque l'instinct du prédateur. 
   Le film joue bien le jeu en laissant accroire la nature répressive de l'encerclement des policiers y mettant fin. Jeu du reste déclaré dans les références au cinéma en général comme simulacre. Aussi bien celui de l'auteur par la mention d'une "Bergman Strasse", que lorsqu'il est question d'un inspecteur Lohmann par allusion à M. le maudit de Lang, dont le Dr Mabuse prend ici les traits du Dr Vergeris, ou encore que l'on reconnaisse dans le cabaret de la Mule bleue un écho de l'Ange bleu de Sternberg.
   On n'avait pas même besoin des gaz du docteur fou pour motiver un comportement aberrant. Abel dérobe les dollars de celle qui veut le protéger et pourtant le livre à leur bourreau, avec lequel de plus elle le trompe.
  Hitler n'est qu'un épiphénomène. Bauer, aussi bien que Vergeris, le tiennent explicitement pour négligeable. Sans le terrain humain ainsi conçu il eût en effet été impuissant. Le Dr préfigure lui-même déjà les expériences médicales d'un Mengele.
   Et pourtant subsiste une faible lueur d'espoir. La fuite de l'acrobate, devenu introuvable. Car d'un acrobate perdu dans la nature peuvent naître beaucoup de petits acrobates habiles à évoluer dans une autre dimension, nécessaire pour autrement construire. 18/07/18 Retour titres