CINÉMATOGRAPHE 

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Otto PREMINGER
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Laura USA VO N&B 1944 88' ; R. O. Preminger ; Sc. Jay Dratel, Samuel Hoffenstein et Betty Reinhardt, d'après Vera Caspary ; Ph. Joseph LaShelle ; M. David Raksin ; Pr. D. Zanuck/Fox ; Int. Gene Tierney (Laura Hunt), Dana Andrews (Mark McPherson), Clifton Webb (Waldo Lydecker), Vincent Price (Shelby Carpenter), Judith Anderson (Ann Treadwell), Doroth Adams (Bessie Clary), James Falvin (McAvity), Fred Callahan (Ralph Dunn), Kathleen Howard (Louise). 

   Assoupi
dans un fauteuil lors d'une enquête criminelle chez Laura Hunt, la victime, le détective Mark McPherson est réveillé, au mitan du film, par l'arrivée de la morte bien vivante. À sa place dans la tombe, une amie qui occupait l'appartement durant son week-end à la campagne. Le meurtrier à la fin
démasqué est le riche chroniqueur Lydecker, l'amant en titre, qui ne tolère aucun prétendant, dont McPherson, l'ultime élu. Le pygmalion est abattu alors qu'il tentait une nouvelle fois de fusiller sa chérie.

   On a beaucoup dit et écrit sur ce film-culte pour connaisseurs, notamment sur la multiplicité des points de vues, assujettie à l'assise d'un méga-narrateur, permettant de siroter avec délice des saveurs contradictoires tout en se laissant conduire avec sûreté. Par exemple, d'entrée de jeu narrateur provisoire, Lydecker observe le détective dans la pièce à côté alors que c'est physiquement impossible à s'en tenir à la configuration du lieu. Peut-être faut-il cependant prendre ses distances avec la narratologie et certains avis autorisés pour tenter de saisir quelque chose qui explique avec moins de fétichisme le succès et donc les limites du film. On ne reviendra pas en conséquence sur la pertinence du cadrage et du montage en tant que parfait outillage indiscutable de super-enquêteur (un des points forts de Preminger). Deux aspects, complémentaires, en revanche semblent avoir été sous-estimés, négligés ou méconnus. Il s'agit d'un imaginaire dont la tendance funèbre d'une part se dépasse dans un humour aussi singulier qu'imperceptible d'autre part.
   À commencer par l'enjeu imaginaire, central, de la mort maternelle comme figure du fantastique. L'idéalisation de Laura relève bien de l'image maternelle. Son style de
poupée chic participe d'une sublimation associant la perfection physique au point de vue infantile. Un décor victorien hyperbolisant le recul du temps marque cependant l'impossible fusion inaugurant la figure de la mère terrible, que pointe au premier plan un fauteuil à dossier arachnéen.
   Corrélativement, le comportement fruste et brutal de Mark - qui qualifie les femmes de "poules", s'étale sur le lit de la défunte, a des distractions infantiles, s'endort au concert, fourre ses gros doigts dans le tiroir à
petit-linge, etc. - le caractérise comme gosse mal dégrossi, envers lequel la mère sublime aurait toutes les complaisances. Ce qui se ressent à un autre niveau comme piquante et perverse relation entre virginale princesse et esclave, autre figure possible de l'inceste.
   Les décors intérieurs proposent d'abord un monde ultra-sécurisant par son luxe ou le contraste entre l'intimité et les intempéries
du dehors (reproduisant le jeu entre les ambiguïtés secondaires et la fermeté du récit filmique). L'appartement de Laura de jour, très lumineux et abondamment décoré de fleurs sous toutes les formes traduit une sorte de béatitude primale. Lorsque Laura "revient", c'est d'abord le bruit familier de la serrure que l'on perç et, de plus hors champ, comme une intime manifestation sonore parmi d'autres que l'on imagine constituer l'univers quotidien du foyer. Son parapluie à la main malgré la capeline et l'imperméable, elle fait davantage ménagère que femme d'affaires. Le sommeil de Mark y met une touche de sécurité enfantine tout en laissant planer un doute sur la réalité de l'apparition de Laura : ce film se déroule comme un rêve. Plus tard la ressuscitée remarquera comme pour un enfant : "Il était content de me voir rentrer". Phrase dont le caractère insolite, de par l'euphémisation ironique du sentiment amoureux, rend bien compte par ailleurs de la tonalité du film (voir plus loin le deuxième aspect).
   Ensuite, la dialectique du personnage et de ses reflets est une figure du clivage du deuil. Pour supporter le deuil il faut savoir ruser avec le moi, en faisant coexister le vif et le mort : la figure du même et du double en est une modalité possible. L'appartement de Laura est équipé de nombreux miroirs captant des silhouettes de façon inattendue : lorsque Mark pénètre pour la première fois dans l'appartement, son ombre se reflète dans le grand miroir de l'entrée. À un autre moment, il semble désagréablement surpris par son propre reflet dans la glace. Le nombre de ces
miroirs est brouillé par des confusions volontaires. L'un d'eux, une espèce de plaque de métal poli posée d'aplomb sur une table et appuyée au mur renvoie des images floues, comme de l'autre monde. Un autre, à usage de coiffeuse, est flanqué de deux appliques symétriques à triples lampes. Cependant on peut s'y perdre et se rendre compte soudain que ce n'était pas le même, que deux lampes de chevet ont remplacé les appliques. La vocation funèbre du miroir dans le film s'affirme tout à fait nettement dès lors que le miroir de l'entrée reflète une grande croix. Il surmonte de plus un pot de porcelaine évoquant une urne funéraire.
   Le fameux
portrait surtout, devant lequel Lydecker agonisera comme prêt à passer de l'autre côté, évoque la mort, non seulement par la robe noire ou les ombres anormalement sombres et allongées des appliques (ramenées à des proportions raisonnables après la "résurrection") mais aussi de sembler plus vieux que l'original : ce serait Laura à l'âge de sa mort, même si Laura vivante au lunch donné en l'honneur de son retour ressemble, encadrée par un jeu de rideaux, à un portrait. Lorsque elle se tient devant le tableau, défunte et vivante peuvent coexister parce qu'elles appartiennent à des époques différentes. La femme du portrait paraît même couver Mark du regard. La tête orientée à droite et le regard plongeant le suivent avec bienveillance. La cheminée sans feu cadrée en même temps l'associe au foyer dont elle est la gardienne. Par un jeu de surimpression le détective dédoublé un moment pénètre dans le portrait comme s'il tentait de la rejoindre dans l'au-delà. Face à la vraie Laura de retour à qui il s'adresse, Mark vient provisoirement à masquer de la tête le visage de la "vieille" comme pour dénier la mort ou encore pour écarter la censure de ce regard plus maternel.
   On remarquera à cet égard - soit tabou de l'inceste, soit situation infantile - l'extrême chasteté des rapports entre les amoureux, dont on ne verra pas non plus l'idylle future supposée, renvoyée aux limbes de l'après-récit. Symbole de chasteté également, le fait que l'appartement de Laura reste immaculé en dépit du cadavre à la tête en bouillie (absent à l'image) étalé sur la moquette. Nulle trace non plus du sang de Lydecker traversé par une balle. Bizarrement, l'unique baiser du film est extrêmement
sobre.
   Tout se passe au fond comme si l'avènement de Laura en ce monde procédait au rebours de la nature. Avant l'amour, l'enterrement de la future mariée succédant à la mère défunte. La réception est traitée comme une cérémonie funèbre. Laura dont la tête s'inscrit un moment dans un cadre y croise les
mains à l'instar d'une invitée à proximité, et l'assistance à laquelle semble s'être joint le portrait affecte une attitude figée dans un décor solennisé de lieu de culte. On pourrait ajouter que l'univers de la mort est celui du passé amoureux de Laura avec un homme qui a déjà un pied dans la tombe si l'on veut bien voir dans la fameuse baignoire monumentale de marbre une image du tombeau. En mourant devant le portrait, Lydecker est bien rejeté dans les ténèbres d'où émerge la femme enfin épanouie.
   Quel magnifique fantasme
(1) et avec quelle rigueur artistique est conduit le film !
   Le deuxième point que l'on aimerait souligner est que, paradoxalement, malgré ce tragique psychologique sous-jacent, le film ne comporte pas de véritable enjeu tragique, en accord complet avec la distance humoristique du récit fût-ce de l'humour noir. Et ceci malgré tout ce qui a pu être dit de son pessimisme par des allusions à une société américaine corrompue et par son appartenance au genre noir.
   Premièrement, à quelques cas limites près (dont
La Griffe du passé/Pendez-moi haut et court de Jacques Tourneur, 1947), un film noir ne peut être vraiment tragique, pour la bonne raison qu'il est fondamentalement ludique, qu'il se construit à l'envers, du dénouement à l'exposition, afin de satisfaire à l'exactitude d'un calcul narratif, c'est-à-dire à conjurer les aléas du hasard. Plus c'est violent, plus le spectateur se sent en sécurité en son for intérieur. Au pire des cas, dans un film noir qui se termine mal (exemple Asphalt Jungle - Quand la ville dort - de John Huston, 1950), le spectateur éprouvera de la compassion pour la victime. Or jamais le véritable tragique n'inspirera de compassion, car en touchant au destin même d'un univers, il affecte celui du spectateur, qui ne saurait avoir de compassion pour lui-même. Si tragique il y a, il est psychologique, ce qui n'est pas le tragique de la condition humaine. L'intrigue de Laura évolue, de plus, dans le sens qui rassure au mieux le spectateur, le personnage même de la jeune femme étant immunisé dès le début par cet air imperceptiblement évasif bien que déterminé, où s'inscrit un destin faste.
   Et l'humour subtil colorant l'intrigue va dans ce sens. Observons le personnage de Lydecker, avec son allure de garçonnet fané dont les pantalons trop grands ne tiennent qu'à l'effort de bretelles élastiques. Le chroniqueur n'écrit pas dans sa baignoire à cause de la canicule mais parce qu'il incline à
barboter. Pourquoi sinon s'y trouverait-il en plein hiver, si ce n'est pour éreinter dans les meilleures conditions, quasi-amniotiques, le peintre Jacoby qu'il vient de voir sortir de chez Laura sous la neige ?
   Là réside peut-être la véritable portée satirique de l'œuvre. Elle épingle davantage la futilité de l'intelligentsia new-yorkaise qu'une société corrompue dans son ensemble. Une autre figure y insiste dans le même sens : celle des colonnes, métonymie du palais pointant la vanité. Non seulement il en est entouré, mais il est aussi associé à plusieurs reprises à l'une d'elles. C'est dissimulé derrière une
colonne comme un voyeur - caractère du pervers polymorphe correspondant à la sexualité infantile du chroniqueur, qu'il surprend les secrets naissants de Laura et Mark.
   N'est-ce pas malice également que d'accabler l'héroïne innocente du nom de Hunt et de lui attribuer à elle aussi un fusil de chasse ? La confrontation du portrait et du modèle vivant a quelque chose de très ironique en raison du regard mûr porté sur son juvénile modèle. Même impression de dédoublement mais cette fois sous le regard amusé du "méga-narrateur", lorsque Laura de retour chez elle avec son petit parapluie, portant une fraction de seconde un regard éperdu vers le haut du cadre, semble s'être égarée dans un plan trop
grand pour elle. Cette structure distanciée se confirme maintes fois. Marc et Lydecker étant attablés au Montagnino's, par exemple, l'air de Laura joué par les violons de l'orchestre visible (ce qui est déjà ironique en soi) se détache avec un pathétique extravagant. Les audaces du costume (inoubliable variation des chapeaux-capelines !) participent du même esprit ludique écartant tout pathos.
   Bien entendu le film n'est pas exempt des défauts du genre de l'époque, notamment des abus du commentaire musical, qui se substitue à l'image pour décrire des sentiments (les tourments amoureux du détective !). Ce qui ne l'empêche pas de dépasser ledit genre, à parfaitement remplir son véritable rôle artistique. À savoir, conjurer l'angoisse de la mort le temps d'une projection. Et pas davantage, car en l'absence de véritable tragique, ce ne peut être qu'un habile subterfuge, c'est-à-dire un mensonge. Là résident les limites du film-culte. 16/07/02
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