CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE

sommaire contact auteur titre année nationalité



Moufida TLATLI
liste auteurs

La Saison des hommes Fr.-Tu. VO 2000 120' ; Sc. M. Tlatli et Nouri Bouzid ; Ph. Youssef Ben Youssef ; Mont. Isabelle Devinck ; Son Faouzi Thabrem ; M. Anouar Brahem ; Pr. Mohamed Tlatli, les Films du losange, Maghreb films Carthage, Arte France ; Int. Rabiaa Ben Abdallah (Aïcha), Ezzedine Gennoun (Saïd), Ghalia Ben Ali (Mériem), Hend Sabri (Emna), Andel Hergal (Aziz), Sabeh Bouzouita (Zeineb).

   Séparée de Saïd, son mari, Aïcha décide d'aller vivre avec Aziz, leur fils autiste, plutôt que de l'interner, sur l'île de Djerba dans la maison de sa belle-famille où elle vécut ses premières années de mariage. Sa belle-sœur Zeineb et ses deux filles adultes, Mériem et Emna, l'accompagnent. Ce retour réveille les souvenirs du passé, qui interfèrent avec la réalité présente de la nouvelle génération féminine. À l'époque, les hommes passaient onze mois sur douze au travail à Tunis. Aïcha et les autres filles mariées de la famille étaient sous la coupe de la toute-puissante belle-mère. Mais à l'exception de Zeineb, tenue d'attendre indéfiniment son mari disparu après la nuit de noce, toutes voyaient avec impatience venir "la saison des hommes".
   Les flash-back montrent Aïcha, qui refuse la réclusion de sa belle-mère et exige d'aller vivre à Tunis avec Saïd, proposant de tisser des tapis pour l'aider à gagner de quoi la faire venir avec les deux filles. Cela déplaît à l'homme de devoir une partie de ses revenus à sa femme, mais ces tapis ont remarquablement fait démarrer les affaires. Cependant il exige en contre-partie qu'elle lui donne un fils. Ce sera Aziz. Une fois à Tunis des conflits secouent le couple, car Saïd est très accaparant et qu'Aïcha fait de la résistance par la grève du lit. Saïd finit par abandonner le domicile familial.
   Au présent, Mériem est mariée à un médecin auquel elle se refuse mais qui, compréhensif, la laisse partir à Djerba. Quant à Emna, elle a une liaison avec un homme marié. Alors qu'Aïcha a dû se battre contre la tradition et un mari qui la considérait comme sa propriété, le mari de Mériem la respecte. Il attendra qu'elle soit prête pour venir la chercher à Djerba et sa patience est récompensée. Quant à Emna, elle refuse le mariage et l'union libre semble lui convenir.

   Film précieux d'être au point de vue d'une femme sur ses semblables : des êtres asservis mais dotés d'un potentiel de liberté. La seule chose qui manque à la plupart, c'est le sentiment de la dignité. L'avantage d'Aïcha sur les autres jeunes femmes de sa génération, ce n'est pas qu'elle soit plus libre, mais qu'elle possède une dignité qui lui permet d'affirmer ses exigences malgré les inhibitions entretenues par la tradition que représente sa belle-mère.
   La liberté des femmes a affaire à la sexualité. Pas la liberté sexuelle comme on l'entend en Occident, mais la sexualité comme principe vital. Ce n'est pas Aïcha, la rebelle, mais Zohra, l'une de ses belles-sœurs, débitant des grivoiseries en compagnie du marchand de poisson avec une crudité qui passe parfaitement parce qu'elle va de soi. Zohra attend la saison des hommes, elle aime les hommes, elle aime son propre corps sexué : cela s'arrête là. Les plaisanteries échangées entre les belles-sœurs se baignant et se parant pour la saison des hommes s'inscrivent dans le même registre dépourvu de vulgarité. Il n'y a nulle hystérie, nulle tendance à vouloir imposer le partage pervers d'un simulacre.
   Dans tout le film le caractère presque chuchotant des voix traduit pour chacune la certitude de posséder, quelque part, l'essentiel. Car la sexualité ne s'arrête pas à l'organe, elle concerne tout le corps et ne se dissocie pas de la fécondité. Quand les femmes du film souffrent par la sexualité, le mal n'est pas localisé : elles souffrent de tout leur être. C'est de quoi se plaint Zeineb, qui dépérit du manque d'homme. Les énormes jarres ventrues couleur chair appuyées alors contre le mur disent assez le corps fécondé désiré. Il y a donc avant tout, malgré la hiérarchie apparente des rôles, un groupe de femmes.
   Mais ce groupe, familial, présente une autre particularité qu'il est essentiel de définir pour comprendre le sens du film : la vie en osmose. Les traumatismes des uns font apparaître des symptômes chez les autres, comme cela peut se trouver effectivement dans toute famille. L'autisme d'Aziz est le symptôme du déchirement entre ses parents. La frigidité de Mériem a son origine non seulement dans la tentative de viol dont elle a été victime, mais aussi dans le malheur de sa tante Zeineb, comme si l'abstinence forcée était aussi un viol. Après l'agression, on lui demande où elle a mal. "Dans tout le corps", répond-elle, comme Zeineb.
   À la fin du film elle surmonte sa hantise du sexe grâce à une double réminiscence montée en flash-back - bien qu'il soit improbable qu'elle fut témoin des faits : profitant de l'accouchement de sa mère, Zeineb et son cousin Younès déjà très attirés l'un par l'autre, se décident enfin à se retirer au grenier pour une première étreinte. Les gémissements de la parturiente filtrant à travers le plancher tiennent lieu d'expression de la jouissance de Zeineb.
   L'autre volet, c'est qu'il s'agit de la naissance d'Aziz. Mériem souhaite donc jouir comme sa tante par l'entremise de la voix de sa mère, pour avoir un garçon comme sa mère, ce qui confirme bien qu'elle s'identifie aussi à sa tante. Pourtant, émanant de la génération porteuse de valeurs nouvelles, ce fantasme réparateur est ambivalent. Il est tributaire de la tradition, qui privilégie les naissances mâles. Mériem est bénéficiaire du progrès social, puisque sans la compréhension de son mari elle serait restée frigide, tout en étant dépositaire de la tradition.
   On voit que la révolte d'Aïcha a ouvert la voie à l'épanouissement des femmes sans rompre tout à fait avec la tradition. Le tissage des tapis sous la forme de courtes séquences ponctuatives est à ce titre la bonne métaphore. Aïcha use du savoir ancestral, mais elle invente des motifs. Ceux-ci scandalisent sa belle-mère, qui y met obstacle, voire détruit le travail. L'émancipation de Zeineb est associée au fait qu'elle aide de temps en temps Aïcha au tissage. La caméra souligne parfois le conflit des deux mondes, ancien et nouveau dont le métier à tisser serait le médiateur, en cadrant Aïcha et Zeineb à l'ouvrage derrière l'écran de la trame, comme déjà projetées dans le futur. Le dernier plan du film représente Aziz derrière un tel cadre opaque de métier à tisser, ce qui développe en même temps le fantasme de Mériem en attribuant aux hommes la tache de préparer le futur.
   Le regard de la réalisatrice, par la lenteur attentive des mouvements d'appareil ou par le plan fixe, exprime l'amour de ses semblables en tant qu'ils participent d'un tout, d'une culture, d'une histoire, d'un lieu. Les personnages sont inséparables de la maison, des arbres, des travaux des champs, des pépiements d'oiseaux, du vent marin dans les arbres ou du ressac de la grève, qui composent aussi la beauté des images. La musique, quand elle est méditative et inspirée par la même culture, participe de cette émotion enveloppant le monde des femmes en devenir. Il s'agit surtout des compositions pour luth, dont le timbre s'accorde le mieux au contexte culturel. On peut regretter à cet égard le thème au piano inspiré de Satie, comme une concession faite au grand public occidental. Cependant, il ne s'agit de contemplation que pour l'action, pour la quête constituant l'enjeu véritable. Celle-ci suppose une certaine distance, se marquant notamment par le montage-son, qui établit une continuité sensorielle entre les époques ou les lieux par des raccords de chevauchement.
   Au total, la quête du futur est inséparable de celle de l'enracinement. La révolte est ici revendication de l'appropriation d'un patrimoine spirituel. La fin de l'esclavage ne signifie pas rupture avec la société, mais pleine intégration, prenant en compte l'exigence des forces nouvelles. Sans bouleverser les catégories comme on pourrait l'attendre d'une écriture, La Saison des hommes, à le troubler et questionner de façon si juste, invite le spectateur à fraterniser avec un monde tenant sa valeur de sa différence. 9/08/04
Retour titres