CINÉMATOGRAPHE 

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Robert BRESSON
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L'Argent (générique) Fr. couleur 1982 85' ; R., Sc. R. Bresson, d'après Tolstoï ; Ph. Emmanuel Machuel, Pasqualino De Santis ; Mont. Jean-François Naudon ; M. J.S. Bach, Fantaisie chromatique ; Pr. Eos Film/Marion's Film/FR3 ; Int. Christian Patey (Yvon Targe), Caroline Lang (Elise Targe), Vincent Risterucci (Lucien), Marc-Ernest Fourneau (Norbert), Sylvie Van Den Elsen (la veuve), Michel Briguet (son père).

   Détenteur de faux billets de cinq-cents francs écoulés par le jeune Lucien sur ordre de son patron photographe lui-même berné, le livreur de fuel Yvon passe en justice où il bénéficie d'une indulgence. Mais ayant perdu sa place en conséquence, il est impliqué dans le hold-up d'une banque et n'échappe pas cette fois à la prison. Sa petite fille Yvette meurt de diphtérie. Elise, sa femme, le quitte. Il fait une tentative de suicide. Lucien, qui a été renvoyé après avoir cambriolé ses patrons et s'est enrichi malhonnêtement pour, dit-il, faire le bien, est incarcéré dans la même prison. Il déclare son intention de se racheter en s'évadant avec Yvon pour s'occuper ensuite de lui. Lequel refuse et Lucien ratant son évasion est placé en centrale disciplinaire. À sa libération, Yvon massacre et vole des hôteliers puis est recueilli par une veuve qu'il assassine avec sa famille.

   La mécanique filmique se confond avec l'engrenage motorisé par l'argent conduisant à une injustice socialement organisée, qui engendre l'extrême violence d'Yvon. La voix bien enveloppée dans la masse du corps et le geste soigneux voire délicat (à refermer une porte, cueillir des noisettes, etc.) de l'acteur incarnent la victime pathétique par sa naïveté et sa gentillesse foncière. La situation qui l'entraîne au fond de l'abîme lui est totalement incompréhensible. "Ils sont fous", est l'unique formule qui lui vient aux lèvres face aux faux témoignages de Lucien et de ses patrons.
   Si, tragique, symbolique, filmique et tabularité (ou concomitance généralisée) y trouvent leur compte, il n'en va pas de même du cinquième critère(1) : éthique, à cause du pessimisme noir qui caractérise les œuvres ultimes de l'auteur. À beaucoup d'égards, L'Argent ressemble à Pickpocket, mais sans la flamme sombre qui couve pour renaître en espérance. Pickpocket était l'apprentissage de l'amour humain par une descente aux enfers. Dans L'Argent, point de remontée. L'argent a engendré les valeurs frelatées de la société de consommation. Le personnel féminin de la prison se repaît de revues à potins sentimentaux et les braves gens qui jouissent en direct de l'arrestation d'Yvon espèrent la suite du feuillon après son passage
. Le lien social est définitivement corrompu. Témoin, les juges, invitant le livreur (bas économique) à être reconnaissant à des gens respectables (nantis) - mais escrocs -, de leur indulgence. Le film montre de façon très nette que le principe liant est l'argent. La palette des couleurs est remarquablement assimilée aux teintes du billet de banque, dans un camaïeu à dominante grise confinant à des bleus et verts pastel, des beiges et des roses pâles.
   Le gros plan sonore de froissement du papier cependant ne s'arrête pas aux billets de banque. Il s'étend aux lettres d'Elise, dessinant un univers atroce, sous la loi de l'argent. L'amour est soumis à l'argent comme l'indique aussi le nom de la banque braquée, "Jalus", suggérant un rapport passionnel, un détournement de l'amour. Norbert, le jeune homme par qui un faux billets atterrit dans la caisse du photographe, a affaire à un père glacial qui, en refusant une avance sur un ton cassant, est la première cause indirecte du drame. L'assassinat de la veuve est lié à un retrait d'argent. On remarque qu'en quittant le bureau de poste elle croise un individu jetant une lettre dans la boîte. Ce qui ne peut qu'évoquer avec Elise (
collocation : "Lettre à Elise") la blessure insondable. Argent et lettre sont indissociables, et n'indiquent d'autre issue pour Yvon qu'un acte d'une violence proportionné à sa souffrance. L'importance des lettres est soulignée par la censure carcérale. Les femmes qui lisent le courrier des détenus sont vêtues de blouses, bleu-ciel : comme la postière du retrait. Leur comportement trahit une fringale d'indiscrétion voire d'immixtion. Des revues à sensation soigneusement repliées traînent sur la table. En se levant de leur chaise avec précipitation, elles plongent la main dans la corbeille, avides de ce réservoir à sentiments bon marchés.
   Mais c'est avec douceur que sont maniées les lettres d'Yvon. De là un pathétique ambigu, véritable tragique de fausse compassion, de simulacre qui paradoxalement suscite l'émotion du spectateur. La lecture des lignes intimes, y compris par les codétenus, est toujours indirecte : refus de la psychologie identificatoire au profit de la métonymie, en amont et en aval de l'action principale, inscrite comme élément du processus langagier. De même que la douleur d'Yvon lors de la rupture se traduit par l'impression de
larmes que produit la surimpression sur le visage d'Elise de la vitre criblée du parloir. C'est une projection ou une antithèse, alors que les larmes d'Yvon relèveraient du cliché.
   Cependant la bonté, cette forme de l'amour qui pourrait panser les blessures, est impuissante. Les dégâts sont si profonds que nul ne peut secourir Yvon, ni Lucien, ni le codétenu philosophe, qui finit par se retourner dans son lit vers le mur, ni même la veuve, qui pourtant le considère comme son enfant.
   C'est en contemplation devant une vitrine de jouets qu'elle le voit la première fois. Ce rapport
maternel fait du calvaire d'Yvon une véritable tragédie antique, ce qui est pour le moins curieux s'agissant d'un auteur qui dénonce avec autant de force le théâtre filmé. Tout était donc écrit d'avance : l'ami de Norbert vêtu d'un blouson de style militaire, le pantalon serré dans les chaussettes, sur son cyclomoteur tel un policier prémonitoire ; les gros gants de plastique rouge - mains d'assassin - du livreur, associés à la marque de la pompe : "Satam" ; l'affiche "J'aime en noir" placardée à la porte du photographe, accentuée d'être montée en faux raccords qui la font apparaître ou disparaître d'un plan sur l'autre, mais de plus associée à une enveloppe (lettre) contenant de l'argent corrompu entre les main de la patronne. "J'aime en noir" est un résumé de la tragédie.
   C'est l'amour blessé à mort par la trahison d'Élise et la perte d'Yvette, qui se reporte sur cette synthèse de la femme aimée et de la mort qu'est la veuve toujours en vêtements de deuil. Le bol de café tenu assez fermement entre les mains pour - sauf coulée sur les mains rappelant celles du meurtrier - ne rien répandre sous la gifle paternelle, évoque l'offrande du
sang. Elle se sacrifie, semble creuser déjà sa propre tombe en déterrant des pommes de terre. Yvon brandit identiquement la hache meurtrière et l'écumoire sur le gardien, laquelle, projetée violemment, glisse sur le carrelage et ayant percuté le mur est animée de palpitations décroissantes d'agonie.
   Un rythme implacable est imprimé à la marche tragique. Nulle diversion musicale de renfort : la "Fantaisie chromatique" de Bach est interprétée par le père. Des voitures accélèrent rageusement et parfois semblent vouloir pousser pour forcer l'action : les jeunes faussaires démarrant en cyclomoteur, une voiture accélère pour les doubler en trombe au risque de les renverser dans cette rue étriquée. Sur la porte à barreaux du quartier des détenus est fixée une feuille de papier portant le mot "
poussez", avertissement plus prégnant dans sa spontanéité que n'eût été un panonceau d'émail.
   Le montage extrêmement elliptique, généralement cut, est d'une autre façon propulsé en avant : par des courts-circuits analogiques et par le raccord-son anticipateur. Le cut n'est qu'apparent lorsqu'une configuration de l'image établit un lien entre deux plans. Ainsi le magasin cambriolé et la fuite de Lucien dans le métro sont reliés par l'analogie entre le store vénitien et l'escalier du métro. Davantage, la figurabilité - conversion des mots en images -, offre le jeu : stores = jalousies = banque Jalus(2)
. À partir du meurtre, de fréquents et divers glougloutements mènent tout droit au massacre final : robinet de l'hôtel dont l'eau lave le sang des mains et qui continue de se répandre après le départ du meurtrier, rivière bordant la résidence de la veuve et dont le bruissement figurera l'hécatombe sanglante. Dans le même esprit, les gémissements de la brouette de la veuve préfigurent ceux du neveu infirme assassiné avec les autres.
   Le récit, acéré comme un couperet, taille en pleine chair pour en accointer autrement les morceaux, vifs mais affectés de valences de liaisons, avant que le temps y mettant ordre n'annule l'effet révélateur d'un tout inouï. Mais rien n'en sort que du désespoir. On n'a pas besoin de l'art pour cela. La fameuse sècheresse de l'auteur de
Mouchette était la contrepartie d'une richesse intérieure, à la fois dévoilement et dépassement. C'était s'effacer pour donner libre-cours au déferlement de la force spirituelle. Or ici le dévoilement en soi n'est pas épanouissement.
   Le génie bressonien, pourtant bien présent, cramponné au seul premier terme y perd le souffle. 23/06/05
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