CINÉMATOGRAPHE 

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Jacques TOURNEUR
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La Griffe du passé/Pendez-moi haut et court (Out of the Past/Build My Gallows High) USA VO N&B 1947 95' ; R. J. Tourneur ; Sc. Geoffrey Homes (Daniel Mainwaring), d'après son roman ; Ph. Nicholas Musuraca ; M. Roy Webb ; Pr. RKO ; Int. Robert Mitchum (Jeff Bailey), Kirk Douglas (Whit Sterling), Jane Greer (Kathie Moffat), Rhonda Fleming (Meta Carson), Richard Webb (Jim), Virginia Huston (Ann Miller), Dickie Moore (le sourd-muet), Steve Brodie (Fisher), Ken Niles (Eels).

   Ancien détective retiré dans la petite ville californienne de Bridgeport, Jeff Bailey tient une station-service avec un mécano sourd-muet, sa seule fréquentation en dehors d'Ann Miller, dont les parents sont hostiles au mariage. Mais sa retraite est découverte : un
émissaire en cabriolet vient le solliciter au nom du gangster Whit Sterling, que Bailey avait trahi en filant avec Kathie Moffat, la maîtresse qu'il était chargé de ramener.
   Il raconte son passé à Ann pendant qu'elle le conduit en voiture chez Whit : Kathie s'était enfuie avec quarante-mille dollars après avoir tiré sur Whit. Mandaté par ce dernier, Bailey la retrouve à Acapulco où elle dénie le vol. Il ne résiste pas à son physique de femme
fatale. Une liaison s'ensuit. Les amants se cachent à San Francisco où Kathie abat Fisher, l'ancien associé de Bailey qui entendait les faire chanter. C'est après avoir découvert le mensonge de Kathie au sujet des quarante-mille dollars que Bailey s'est enterré à Bridgeport.
   Il affirme enfin à Ann ne plus rien éprouver pour Kathie puis franchit l'énorme grille du domaine de Whit, cadrée plein-cadre comme un point de
non-retour. Il a la surprise d'y retrouver Kathie qui l'a dénoncé à Whit comme étant le meurtrier de Fisher, lui confiant en outre son témoignage signé. Elle lui assure néanmoins l'aimer toujours.
   Par chantage, Whit exige que Bailey récupère frauduleusement des papiers compromettants chez le procureur Eels. Il comprend qu'on lui tend un piège sans pouvoir s'en dégager. Le procureur est assassiné avant la visite de Bailey qui est ainsi doublement compromis. Il pense s'en tirer en échangeant les papiers contre le témoignage de Kathie.
   Celle-ci cependant abat Whit qui voulait la livrer à la police. Bailey est maintenant en son pouvoir. Elle le convainc de prendre ensemble la
fuite, mais il prévient la police. Dès que Kathie repèpre l'embuscade policière sur la route elle abat son amant qui est au volant, et trouve la mort dans l'accident subséquent.
   Plus tard, Ann interroge le sourd-muet. Pour qu'elle n'ait pas de regrets, il lui répond faussement par signes que son patron et ami avait choisi de vivre avec Kathie. Après un petit geste de connivence adressé à l'enseigne du garage portant le nom du défunt, il s'éloigne en direction d'une église en profondeur de
champ.

   Intrigue complexe et tourmentée qui est l'expression exacte de l'enjeu psychologique, un vrai labyrinthe dans lequel Bailey (R. Mitchum : Galerie des Bobines) a beau se glisser en prenant des chemins de
traverse. L'énigme à laquelle il s'affronte d'emblée est celle de la femme. Il ne fait pas de doute qu'un certain type de mâle américain a longtemps tremblé devant le sexe faible, au point que le président Roosevelt favorisa le développement du scoutisme pour dépêtrer les garçons des jupes de leur mère. C'est aussi l'image que renvoie un certain burlesque américain illustré par Harry Langdon ou Laurel et Hardy.
   La femme fatale du roman noir américain représente un objet imaginaire clivé, à la fois accessible et inaccessible pour surmonter la terreur sexuelle. L'image de Kathie combine cette dernière figure avec le mythe de la veuve noire digérant son chéri après en avoir joui. Ce qu'expriment un décor sinistre et ténébreux et l'ambiance lugubre des baisers. Le terrible Whit
(Kirk Douglas : Galerie des Bobines) n'est pas même épargné.
   Mais ce n'est que la partie visible de l'iceberg. La figure exacerbée de la femme castratrice n'est que la pointe fantasmatique d'une angoisse plus profonde, liée à une situation historique. Après le rassurant New Deal, puis la florissante économie de guerre, le passage à l'économie de paix engendre le chômage, l'inflation et les grèves massives de 1946. Les prémisses de la paranoïa collective menant à la chasse aux sorcières se font ressentir. À l'extérieur la possession de la bombe atomique inaugure l'équilibre de la terreur. Le décor naturel
tourmenté dans une lumière assombrie, y compris sur les visages, présente un monde crépusculaire en accord avec l'expression désabusée de Bailey dont la retraite, dramatisée comme repli radical sur soi par la compagnie d'un sourd-muet, équivaut à une renonciation.
   Dans ce monde finissant, l'amour n'a plus de sens. Bailey divulgue à Ann son passé en confession et non confidence. La scène idyllique, au début, de la romance de Bailey et d'Ann n'est qu'un prétexte pour mieux faire ressortir les forces délétères s'amoncelant dans l'ombre. Ils sont
interrompus par l'infirme annonçant par signes l'arrivée du visiteur. Dès lors le visage d'Ann s'assombrit et n'exprimera plus que mélancolie. De même que le caractère romanesque de l'opposition au mariage des parents est un leurre laissant croire à dessein que le héros va surmonter cet obstacle dérisoire.
   C'est le mérite de ce film, qui se détache nettement du genre de l'époque, d'avoir su élaborer un dispositif fantasmatique(1) rigoureux traduisant un malaise historique. 20/03/03
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