CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Louis MALLE
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Lacombe Lucien Fr.-It.-All. Eastmancolor 1974 135' ; R. L. Malle ; Sc. L. Malle, Patrick Modiano ; Ph. Tonino Delli Colli ; M. Django Reinhard et chansons du temps ; Pr. NEF-UPF (Claude Nedjar), Paris, Vides Film, Rome, Hallelujah Film, Munich ; Int. Pierre Blaise (Lucien Lacombe), Aurore Clément (France Horn), Holger Lowenadler (Albert Horn), Thérèse Giehse (la grand-mère), Stéphane Bouy (Jean-Bernard de Voisin), Loumi Iacobesco (Betty Beaulieu), René Bouloc (Faure), Pierre Decazes (Aubert), Jean Rougerie (Tonin), Cécile Ricard (Marie), Jacqueline Staup (Lucienne), Jacques Rispal (le propriétaire).

   Homme de ménage en juin 44 dans l'hospice d'une petite ville du sud-ouest, Lucien Lacombe, dont le père est prisonnier en Allemagne, remet sa paye à sa mère, qui est en ménage avec le propriétaire de la ferme où ils
étaient employés, elle et son époux. Désireux de quitter l'hospice il va demander à l'instituteur Pessac alias commandant Voltaire, de l'introduire dans la Résistance. Celui-ci le considère trop jeune. Lucien trompe son inaction comme il peut, chassant du lapin, décapitant une poule.
   Il a déjà du sang sur les mains. Un soir par hasard, se trouvant après le couvre-feu en ville à cause d'une crevaison de vélo, il est intrigué par les lumières et la musique émanant de l'Hôtel des Grottes, où l'on paraît s'amuser. C'est le quartier général des amis de la Gestapo. Un garde en faction l'interpelle et le conduit
manu militari à l'intérieur pour être interrogé. Le suspect s'attire la sympathie du chef. Comme il habite la zone du maquis, on lui offre à boire d'abondance, ce qui délie sa langue, pour le malheur de Pessac, cueilli dans son lit et traîné à l'hôtel. Le commandant Voltaire crache sa haine sur Lucien, qui va découvrir chez ses nouveaux amis la douceur de vivre entre luxe, tir au pistolet et lit de Marie, la bonne, sans être trop affecté par les cris de douleur des interrogatoires.
   L'élégant Jean-Bernard de Voisin, ballade en Delahaye cette nouvelle recrue maintenant auxiliaire de la police allemande pour lui faire confectionner un costume sur mesure chez un grand tailleur juif de Paris, Albert Horn qui réside caché en ville avec sa mère et sa fille France. Le jeune collabo s'éprend de la belle "apatride" et, fort de son pouvoir, s'impose chez les Horn. Contrairement à ses parents contraints et forcés, France ne voit en lui que le jeune mâle dont la candeur l'amuse, puis la séduit et conquiert son cœur. Il l'invite à une soirée dansante donnée en l'honneur du départ pour l'Espagne de Jean-Bernard et de son amie Betty.
   Traitée de sale juive par Marie jalouse, elle est si bouleversée qu'en cherchant protection dans les bras de Lucien, elle laisse s'épancher ses sentiments et se donne à lui. Le lendemain matin elle lui demande de faire passer son père en Espagne. Cependant, Jean-Bernard et Betty ayant pris la route tombent au bout de quelques kilomètres dans une embuscade et sont abattus par les résistants. D'abord ulcéré jusqu'à traiter sa fille de putain, Horn a finalement quelque chose à dire à Lucien à son sujet. Il l'attend à l'hôtel mais intercepté par un responsable il est arrêté et déporté. Peu après Lucien échappe de justesse à une opération de nettoyage de l'Hôtel dont les occupants sont massacrés.
   Dans le cadre des représailles il doit assister un sous-officier SS dans l'arrestation de France et de sa grand-mère. Il abat le militaire et embarque en voiture les deux femmes pour gagner l'Espagne, mais le véhicule rend l'âme. Ils trouvent refuge dans une ferme isolée et abandonnée où la vie est possible grâce au gibier que Lucien capture à l'aide de pièges. La grand-mère se déride et le couple connaît quelques semaines de félicité amoureuse au terme desquelles un carton annonce que Lucien a été arrêté, condamné et exécuté.

   Le grand atout réside en ceci qu'il ne s'agit pas d'un film bien-pensant, c'est-à-dire au service d'une solide morale apparente couvrant les intérêts dominants. Ce qui détermine ici l'action bonne ou mauvaise ne sont pas les idées, mais l'enchaînement des circonstances favorisé par des conditions complexes, d'ordre économique, politique, social, psychologique : l'ignorance, un métier humiliant, un père prisonnier, une mère adultère au grand jour, un cheval aimé disparu, le désœuvrement, le besoin d'action associé à l'appropriation du fusil de chasse paternel, qui dégénère par frustration en goût du sang, la fin de non-recevoir du résistant, le temps orageux, une crevaison entraînant la découverte d'un monde de privilégiés aux pouvoirs illimités, susceptible de mettre fin à la crise personnelle.
   Le jeu opaque
et impérieux de l'acteur est parfaitement approprié à cette conjoncture plaçant le personnage au croisement de forces qui le poussent irrésistiblement vers son destin, y compris la composante antagoniste de l'amour. Il se combine avec bonheur à la limpidité fondamentalement naïve du caractère, telle que chez Lucien, il n'y a pas de contradiction entre l'essence et l'apparence, pas de distinction entre l'effet et la cause. Le contenu est la forme même.
   Ce qui fait le vrai Collabo est l'arrière-pensée, la mauvaise conscience, la veste réversible. C'est pourquoi les compagnons de Lucien carburent à l'alcool, qui réconcilie envers et endroit. En revanche, telle la bête qui agit sans mémoire sur l'injonction de la nécessité du moment et ne peut se représenter son acte après-coup ni
a fortiori faire le lien entre la sanction et la conduite animale qui en est cause dans le monde humain, Lucien n'est pas vraiment condamnable. Ce n'est pas par hasard si la faune sauvage et domestique prend une telle importance dans l'univers sonore et visuel d'un film pratiquement dépourvu de musique d'apoint. France ne s'y est pas trompée ni, in fine, Horn ni même sa mère.
   Par ailleurs le droit de vie et de mort du jeune auxiliaire de la Gestapo sur les Juifs le dote de pouvoirs qui le dévoilent foncièrement. Il est dans la situation du rêveur nocturne qui, se sachant rêver, ordonne le rêve à ses plaisirs. Or, celui à qui tout est permis n'a pas ici de bassesse, voire témoigne d'une certaine pureté. Il ne voit, par exemple, aucun mal à consoler la fille dont il est épris de l'injure raciste d'une femme jalouse avec raison, en affirmant de sa voix méridionale "pourtant elle est gentille Marie !" Il ne veut que l'amour de France, ce qui symboliquement va loin pour peu que l'on y accole un petit "la". Il y a donc parfaite cohérence entre l'avancée éthique du film produisant ce regard neuf sur un cas d'avance jugé et la figure du personnage à la lumière de ses répercussions sur le contexte humain.
   La seule réserve est un régime plus anthropométrique que filmique. C'est à une remarquable direction d'acteurs que nous devons cette grâce et non à des faits de structure d'autant plus prégnants, quand ils existent, qu'ils sont invisibles. Malle a le génie de la vérité humaine : deux enfants dévalant l'escalier se serrent contre la rambarde à cause du gros chien de Betty montant la garde sur les marches. Les éclats de rire de France se roulant avec son amant dans le foin sont tellement spasmodiques qu'ils annoncent déjà l'orgasme. Voilà deux moments ensorcelés parmi d'autres qui sont à méditer quant à la question de l'acteur.
   Mais pour ce qui est de la pellicule, à part le son entièrement direct, c'est autre chose. À cet égard la palette de couleurs relève par trop de la performance photographique pour jouer sa partie dans un projet artistique global et le langage du film est davantage au service de la rhétorique (soumission à la linéarité) que de la tabularité (rapport du détail à l'ensemble) qui est un critère de liberté d'écriture. Ainsi lorsque, à la soirée de Jean-Bernard, France disparaît soudain aux yeux de Lucien occupé par l'esclandre de Marie, la caméra cadre un homme à la peau noire (détail qui, ici, questionne) en faction, armé d'une mitraillette, soigneusement laissé hors champ pendant toute la séquence et qui lui indique la direction des escaliers conduisant à l'étage. Ce genre de surprise, pour être un effet aussi purement filmique que délectable, pourrait selon moi être supprimé sans affecter la qualité globale du film.
   Au total, dans ce qui peut être considéré comme son plus beau film, Malle reste prisonnier d'un perfectionnisme, qui porte à soigner la mise en œuvre davantage qu'à laisser libre-cours à l'intuition poétique. 20/09/05
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