CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE

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Amos GITAÏ
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Kippour Fr.-Isr. VO 2000 123' ; R. A. Gitaï ; Sc. A. Gitaï, Marie-José Sanselme ; Ph. Renato Berta ; Mont. Monica Coleman et Kobi Netanel ; Pr. MP Production/A. Gitaï, Laurent Truchot, Marie-José Sanselme ; Int. Liron Levo (Weinraub), Tomer Ruso (Ruso), Uri-Ran Klauzner (Dr Klauzner), Yoram Hattab (Yoram, le pilote), Guy Amir (Gadassi).

   Le 6 octobre 1973, jour du Grand Pardon (Kippour), l'Égypte et la Syrie lançaient une attaque contre Israël. Interrompant un jeu amoureux où les corps se mélangent aux coulées multicolores d'une peinture fraîche, Weinraub va chercher son ami Ruso dans une Fiat fatiguée. À travers des rues désertes en raison de la fête religieuse, ils se mettent en quête de leur unité de combat, qui s'est évanouie dans la confusion de la guerre soudaine.
   Les deux amis finissent dans la même équipe sanitaire héliportée qu'un médecin en panne pris en charge sur la route. Leur travail consiste à ramasser les blessés sur le champ de bataille, ce qui oblige à un tri inhumain : ni morts ni blessés graves, car le nombre de places est limité. Les deux compagnons plongent dans l'horreur d'un Golan cloacal sillonné de traces de chenilles en tous sens, où ramasser un blessé et le poser sur un brancard tout en dispensant les premiers soins devient un exploit. Le décollage étant imminent, un blessé qui retarde les secouristes est laissé pour mort sur le terrain. Pendant le retour, un missile traverse la coque, fauchant le copilote. L'appareil s'écrase. Les passagers sont plus ou moins gravement blessés. Weinraub est épargné mais il en sort choqué et le dos meurtri. De retour chez lui en convalescence, il retrouve son amie et l'extase de l'amour polychromique. 

   Il est banal de rappeler qu'il n'existe pas de langage à la mesure de l'horreur, voire du monde des sentiments humains. L'artiste est avant tout celui qui souffre de l'incapacité des mots ou des images à témoigner de l'expérience humaine.
   S'il est conduit cependant à remettre en cause la représentation
(1), ce n'est pas seulement en raison de cette impuissance constitutive, mais aussi à cause de l'aliénation du langage institué à des représentations toujours plus ou moins tendancieuses. Il existe une imagerie du combattant héroïque, dont la fonction est de maquiller en simulacres humanistes le goût du sang et la volonté de puissance qui sont les véritables ressorts de la guerre.
   Ici, point de grands conquérants. Le premier héros rencontré, un officier hyperdynamique exhortant avec paternalisme des subalternes qu'il prétend, les doigts dans le nez, conduire jusqu'à Damas, incite les deux isolés à passer leur chemin. Pas davantage de ce genre de cataclysme de fer et de feu dans le goût spielbergien, propre à valoriser les personnages programmés, morts ou vifs, pour la glorification finale. Ni même de distribution en camps opposés qui inciterait au manichéisme.
   L'ennemi reste invisible et le champ de bataille est un absurde terrain de jeu où les chars exécutent des valses-hésitation sans queue ni tête. En l'absence de causes visibles, on ne peut non plus s'apitoyer sur le sort des victimes. Avec la puissance d'inertie des pierres qui n'ont d'autre raison d'être que d'être là, telles les évidences aveugles d'un absolu de l'horreur
, elles gisent dans la boue. Mais de n'être nulle part, la guerre est partout. Il suffit qu'une petite lueur silencieuse en profondeur de champ, décalée vers le bord droit du cadre, rougeoie à intervalles pour pointer la généralisation de la violence meurtrière.
   L'indice minuscule convoquant tout un univers est toujours infiniment plus fort qu'une reconstitution de champ de bataille à dix mille figurants dont au premier plan les yeux exorbités luisent à travers la fumée noire des explosions. Nul besoin de grimaces hystériques, le système du mal émerge déjà suffisamment de lui-même en toute instance.
   Le moindre effet d'énonciation ne serait donc que fade redondance. Mieux vaut dans le dépouillement, le lent ressassement qui enfonce le clou. Loin des facilités du montage qui ménage l'image de marque des acteurs ou caviarde le plan, le plan fixe rend hommage à l'épreuve du temps réel. Une distance respectueuse abandonne en outre à leur sort les personnages pataugeant en enfer, réitérant indéfiniment comme dans un cauchemar le même geste vain.
   L'émotion du spectateur tient à une sorte de dérision douloureuse plutôt qu'à la sacro-sainte identification puant le racolage. Le rebouclage de la fin n'est nullement un répit. Il souligne au contraire l'abîme séparant deux mondes, avec l'impossibilité de les concilier ici-bas, celui de la folie meurtrière et celui de la beauté.
   Cette rigoureuse absence de concession, pourtant, ne conduit pas au désespoir. En imposant une vision surpassant le ronron des grands arbitrages fondés sur des considérations accessoires au regard des enjeux humains, en faisant éclater le caractère mystificateur de toute justification de la guerre, cette œuvre forte (largement autobiographique), mûrie sur un bon quart de siècle, déplace notablement la question qui déchire le Moyen Orient. 24/10/03 
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