CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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David Wark GRIFFITH
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Intolérance (Intolerance. Love's Struggle Throughout the Age) USA Muet N&B 1916 186' ; R. D.W. Griffith ; Sc.  D.W. Griffith et Tod Browning ; Ph. Gottlieb Wilhelm Bitzer, Karl Brown ; Mont. James Smith, Rose Smith, Joe Allen, D.W. Griffith ; Déc. Franz Huck Wortman ; M. Joseph Carl Breil ; Pr. Wark Producing Corp., The Triangle Film Corp. ; Int. 0) Lillian Gish (la femme au berceau), 1) Mae Marsh (la Très-Chère), Robert Harron (le Jeune Homme), Sam de Grasse (Arthur Jenkins), Vera Lewis (Mary T. Jenkins), Walter Long (le Mousquetaire des Taudis), Miriam Cooper (la Délaissée), 2) Howard Gaye (le Christ), Erich von Stroheim (un Pharisien), Bessie Love (la fiancée de Cana), George Walsh (le fiancé), 3) Margery Wilson (Brown-Eyes/Brunette), Spottiswoode Aiken (son père), Eugène Pallette (Prosper Latour), A.D. Sears (le mercenaire), Frank Bennett (Charles IX), Maxfield Stanley (le duc d'Anjou), Josephine Crowell (Catherine de Médicis), 4) Constance Talmadge (la fille de la montagne), Elmer Clifton (le rhapsode), Alfred Paget (prince Balthazar), Seena Owen (la princesse adorée), Carl Stockdale (le roi Nabonidus), Tully Marschall (le grand prêtre de Baal), George Seigmann (Cyrus). 

   
Alors qu'une mère berce "sans fin" son nourrisson, se déroulent en alternance quatre drames de l'intolérance. Un jeune contemporain (1916), ayant mal tourné après avoir perdu son père et son emploi chez le chevalier d'industrie Jenkins à cause de la grève et de sa répression sanglante, s'éprend de la Très-Chère, qu'il épouse et par la vertu de laquelle il s'amende en rompant avec le chef de la bande des Mousquetaires des Taudis. Celui-ci se venge en provoquant son arrestation. Entretemps la Très-Chère devenue mère, son bébé lui est enlevé, "pour son bien", par les Réformatrices qui, financées par Jenkins pour améliorer le peuple, sont aussi la raison des diminutions de salaire à l'origine de la grève. Sous prétexte de le récupérer, le Mousquetaire des Taudis pénètre chez la Très-Chère pour en abuser. De jalousie, il est abattu avec son propre revolver par sa maîtresse, la Délaissée, une victime de la grève elle-aussi, ancienne voisine du jeune homme. Lequel, de retour de prison, est convaincu de meurtre et condamné à être pendu. Il est sauvé par l'aveu in extremis de la meurtrière.
   Noces de Cana, et parabole de la femme adultère précèdent la crucifixion suite aux dénonciations des Philistins.
   Au moment où Babylone fête la victoire contre Cyrus, celui-ci investit la cité grâce à la trahison du grand prêtre de Baal, jaloux du culte de la déesse de l'amour Ishtar. Sauvée du marché aux épouses par le prince Balthazar qui l'affranchit
, la Fille de la Montagne est courtisée par le rhapsode du culte de Baal. Elle lui soutire des informations pour protéger le prince, mais en vain. Celui-ci se suicidera avec la princesse, et la Fille sera percée d'une flèche mortelle en combattant.
   Au massacre de la Saint Barthélémy, mort au fil de l'épée d'une jeune protestante, Brunette, et de Prosper Latour son amoureux catholique qui tenait le cher corps dans ses bras, par les troupes de son propre parti.   

   
Superproduction à 1.750.000 Dollars pour 60000 personnes et décors monumentaux. Mais la démesure ne fait pas le détail, elle s'accommode du meilleur comme du pire, que j'aimerais départager, en ce qui relève respectivement de la pose et du vif. Le cinéma, même chez le grand Griffith n'est pas encore dégagé de l'esthétique de l'instantané, qui implique la mimique de la pose. Mais Griffith est en même temps le maître de la saisie au vif. En l'occurrence tout ce qui relève de la reconstitution en costume entraîne la pose, obsession du beau tableau de "cinéma d'art" (décor infiniment plus soigné que celui de Cabiria), jusqu'au ridicule des figures de danse empruntées aux fresques antiques, ou à la caricature de la fourberie de Catherine de Médicis inspirée, elle, de quelque Grand-Guignol. L'esthétique du tableau en tant que principe immobile s'accorde avec le manichéisme et la morale des bons sentiments. Ainsi se conclut le film par un vœu pieu : "Un amour parfait apportera la paix à tout jamais". La figure du Christ comme solution toute faite y est congruente, à méconnaître la vitalité de sa propre parole rapportée par les Évangiles. Comme si finalement, refoulée par le happy end, la ligue de vertu des Réformatrices faisait retour en force. La vraie morale est à vif. Elle se conquiert et meurt pour se donner à saisir ailleurs.  
   Le vif, c'est la fraîcheur. Les jeunes filles de Griffith, leurs gestes spontanés, le frémissement de leur corps. Entre le corps offert au désir abstrait, posant pour l'éternité, de l'adepte de la déesse de l'amour babylonienne, et la libre gestuelle de la Fille de la Montagne, qui se refuse à l'homme mais s'indigne de n'en être pas choisie, il y a la différence de l'extravagante vérité du vivant. Jusqu'au gros plan, censé fixer un moment, mais où s'écoule la durée de l'intérieur, plus vitale encore que la fraîcheur extérieure. Monde intérieur infiniment plus subtil, inapproprié aux strictes catégories logiques comme le montre le pauvre sourire de la Très-Chère dont l'époux adoré vient d'être condamné à mort.
   Mais la durée vitale risque toujours d'être dissoute dans l'abstraction du temps linéaire de la projection.
   Quatre épisodes alternés, reliés
en contrepoint à intervalles  par le battement régulier du berceau sous la main maternelle, c'est faire de l'alternance un parallélisme. Griffith met résolument au point ce qui s'avérera essentiel à l'art du cinéma : l'ubiquité. Mais ubiquité reversée au rythme évolutif du berceau, par un mouvement plus essentiel que celui du temps linéaire, celui de la poésie. Il n'y a pas répétition d'un plan unique mais vingt-six plans différents par le cadrage et l'éclairage. Ce qui fond ensemble les thématiques et les fait converger vers le sacrifice commun final. Les Parques enveloppées d'ombre à l'arrière-plan complètent la figure universelle, naissance, vie et mort, embrassant les quatre époques. Les Pharisiens, les grands dignitaires jaloux de leurs prérogatives, les fanatiques, les réformateurs de la morale se trouvent à même enseigne, quelle que soit l'époque, et le verdict de Ponce Pilate n'est pas différent de celui du jury moderne qui lui succède immédiatement.
   C'est la condition de l'
écriture, et de son humour quiescent, que de supplanter le logos classique de l'identité et de la causalité, de sorte que tout est transformable et reconfigurable. "Dis petite, tu seras ma poule !" (Say kid, you'r going to be my chicken) dit le jeune homme et tandis qu'il prend de force dans ses bras la Très-Chère dont le chapeau arbore un plumet, les mains derrière lui battent comme des ailes.
   Paradoxalement c'est par l'ubiquité que passe la temporalité la plus sensible, celle du suspense. Le parallélisme du montage est distribué en accéléré, multipliant les alternances en raccourcissant les plans à l'échelle du dixième de seconde, par ex. : Train du gouverneur//Jeune homme en prison accompagné du prêtre et des gardiens//Crucifixion//Automobile de course//Echafaud//Gentil policier descendu de la voiture de course au téléphone//Plan d'ensemble montée du condamné à l'échafaud//Plan moyen échaffaud//Plan taille du jeune homme//recadrage serré//Plan moyen échafaud//Plan serré homme au téléphone//Gardien décrochant le téléphone//Plan serré Gardien//Gardien fonçant dans le couloir//Plan moyen échafaud//Gardien fonçant
face caméra du fond du couloir//Plan moyen du directeur prêt à donner l'ordre de couper les trois fils ouvrant la trappe//Plan d'ensemble échafaud, le gardien arrivant à toutes jambes et grimpant quatre à quatre les marches//Plan moyen, raccord mouvement du gardien rejoignant le directeur, le tout en 94 secondes.
   Griffith avait déjà expérimenté le montage parallèle en 1909 dans The Lonely villa, mais pas avec cette science de l'assoiffement. Le montage parallèle existait depuis le début du siècle avec James Williamson (Attack on a China Mission), mais sans cette capacité à dilater le temps par la multiplication des points de vue. Ce qui est fondamental est l'émancipation de la pragmatique anthropomorphe, laissant toute sa puissance à l'artifice. La grande question de l'écriture, de ce qui relève des capacités du langage et non de la représentation, est ouverte.  31/12/17 
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