CINÉMATOGRAPHE 

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Victor SJÖSTRÖM
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Ingeborg Holm  Suède Muet N&B 1913 72' ; R. V. Sjöström ; Sc. V. Sjöström et Nils Krok, d'apr. Nils Krok ; Ph. Henrik Jaenzon ; Pr. Svenska ; Int. Hilda Borgström (Ingeborg Holm), Aron Lindgren (Sven Holm et Erik adulte), Erik Lindholm (le commis de la boutique), Georg Grönroos (le surintendant de l'hospice).

   Les Holm : Sven, Ingeborg et leurs trois enfants, coulent des jours heureux. Un prêt est accordé pour l'achat d'un fonds de commerce mais Sven meurt sans délai de tuberculose. Ingeborg se trouve dans l'incapacité de régler les dettes du commerce à la suite de la gestion frauduleuse du commis durant la maladie. Un ulcère gastrique la laissant inapte à redresser la situation, mise en faillite, elle est placée à l'assistance publique et ses trois enfants confiés à des parents d'adoption. En fuite pour retrouver sa petite Valborg dont l'état exige une intervention chirurgicale que se refuse à financer l'hospice, elle est ramenée par la police. Son dernier-né ne la reconnaît même plus lors de la visite organisée des parents adoptifs. Tant de malheurs accumulés lui font perdre l'esprit. Quinze ans plus tard, Erik, le fils maintenant adulte, lui rend visite et lui présente une photo d'elle. La folle lâche la planchette qu'elle berçait en guise de nourrisson et le prend dans ses bras.  

 
  Mélodrame radical sans concession autre que la vaine gentillesse, notamment de ceux qui cachent Ingeborg à la police, rémission dérisoire face à un système qui n'en paraît que plus implacable. Il dénonce l'inhumanité de l'assistance publique. Et pourtant ce n'est pas un simple apologue, argumentation à but moral. Même si l'on veut trop prouver la vertu de l'héroïne, en lui faisant refuser le flacon d'alcool que lui tend sa collègue de l'hospice. Même sachant que, qui tousse au début mourra à coup sûr prématurément à la fin, surtout s'il est heureux. À moins qu'il ne s'agisse du premier cliché du genre en date, cliché rétrospectif donc, à la lumière de l'histoire du cinéma, donnant sens après-coup au moment de son invention, quand il n'est pas encore cliché. Mais une maladresse du maître n'est pas impossible en ce début de carrière. Elle est bien peu de chose au regard de l'ensemble.
 
   La toux n'est d'ailleurs qu'un indice parmi d'autres, le temps sjöströmien n'étant rien d'autre qu'un décompte tragique. On ne croit pas trop à ce dénouement quasi-miraculeux. Et même si c'était crédible, ce n'est pas suffisant pour réparer le désastre et ses conditions. Il faut prendre ce film comme un manifeste contre la vraisemblance, qui dénature la vérité, laquelle n'est pas un reflet de la réalité mais un arrachement à la méconnaissance. La vérité ne peut être qu'intolérable n'étant jamais soumise aux rêves qui nous aident à vivre. L'art est un moyen privilégié parce qu'il désarticule une langue instrumentale, imprégnée aussi de nos rêves, par "fraternité linguistique" dirait Pasolini, en faveur d'un langage absolument quitte des scrupules propres aux pratiques sociales.
    L'art du cinéma est donc paradoxal : comme enregistrement du réel, il doit honorer ce tribut en l'assumant. En tant que libre des représentations inhérentes à la pragmatique de la communication et au contrat social, il lui faut se déployer selon une économie proprement filmique, non hypothéquée par les intérêts du monde, autrement dit poétique.

    Tribut à la réalité : 1) La direction d'acteurs pousse aussi loin que possible, à la date de 1913, l'émancipation du mimodrame. Comparez avec Cabiria (1914) ! Il n'y a guère que Griffith qui soit alors aussi avancé en l'occurrence. 2) Les décors extérieurs, dont la qualité d'image est à la mesure de l'amour du monde. Les arrière-plans pourvus de mouvement et de vie. 3) Le réalisme par le soin mis aux gestes inutiles à l'action : à l'arrière-plan de l'action principale au début, le père, avant de le serrer dans la cabane, plie le drapeau national qui flotte fièrement de jour au bout de son mât au-dessus du jardin. Voyez aussi le petit dernier venant chercher son oreiller bien visible à l'avant-plan pendant que ses parents le soir préparent l'avenir ; la mère faisant la nuit les bagages des enfants pour leur départ en adoption au matin ; les cantonniers au travail sur le passage de la fugitive puis des deux policiers, etc. Certains y verront des longueurs, sans doute parce qu'ils ne s'attachent qu'à l'action. Or ce n'est pas un film d'action mais un geste méditatif.
    Filmicité et poésie. On a dit que le montage n'existait pas encore. Pourtant il y a des entrées et sorties de champ. C'est aussi du montage. On peut très bien se passer de raccords cognitifs (axe, mouvement). La poésie commence souvent avec le faux-raccord. Le mouvement de caméra fait d'ailleurs aussi bien l'affaire. Un travelling latéral découvre le chemin bordant le jardin quand vient le moment du départ. De toute façon c'est un montage elliptique, une suite de coups de marteau mise en abyme dans celui du commissaire-priseur : brutal comme la mort, ce "visiteur non invité". D'autant que la profondeur de champ est une sorte de montage parallèle. On l'a vu pour le jardin. Plus frappant, les rideaux séparant une pièce d'une autre située en profondeur de champ telle une ouverture sur le hors-champ comme réserve d'autant de troubles possibles que de plans virtuels. Pendant que Sven meurt, Ingeborg lui prépare un bouquet dans la pièce où les enfants jouent, derrière le rideau à demi tiré, en profondeur de champ.
   L'espace-temps de la réalité est donc tributaire d'un espace-temps artificiel, modulable, inhérent à la pellicule, qui a le pouvoir de conjuguer ensemble ce qui s'étale sur la ligne du temps. Le véritable tragique de la mort est dans l'événement pur, avant qu'il ne soit falsifié par le code du deuil. C'est ce que rend possible la juxtaposition de l'agonie et de la vie quotidienne dans un même plan. C'est même plus dur que le montage parallèle, car on a les deux séquences sous les yeux en même temps. Ce n'est plus une ubiquité de montage sur deux plans mais sur un seul.

   Le vacillement de l'identité des choses s'inscrit dans la même transgression poétique des codes. La petite Valborg couchée dans le lit de sa mère avant la séparation crispe sur son visage une main arachnéenne de triste destin. La série des oreillers de la rangée de lits s'alignent, pointes dressées, telles des figures fantomales, menaçantes. Ou encore, Ingeborg s'évanouissant s'enfonce dans le hors-champ inférieur dont elle est extraite par les deux policiers comme une Pietà. Ressemblance troublante d'un plan du Kid à cet égard. 08/01/18 Retour titres