CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE

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Lars VON TRIER
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Les Idiots (Idioterne) Dan. VO 1998 110' ; R., Sc. L. von Trier ; Ph. L. von Trier ; Pr. Zentropa Entertainments ; Int. Bodil Jorgensen, Jens Albinus, Louise Hassing, Troels Lyby, Nicolaj Lie Kass, Henrik Prip, Luis Mesonero, Louise Mieritz, Knud Romer Jorgensen, Trine Michelsen, Anne-Grethe Bjarup Riis.

   Filmé en application de "Dogma 95", le manifeste de Lars von Trier, c'est-à-dire : décors naturels, son d'origine, caméra à main, couleur, 35mm, sans procédés optiques, pas de transposition spatio-temporelle, pas de film de genre, voire pas de nom d'auteur… Ce qui entraîne une facture documentaire avec les maladresses du pris sur le vif. Ici donc pas de structure narrative ostensiblement forte comme dans
Breaking the Waves.

   Dans une maison à vendre de la banlieue de Copenhague, un groupe d'amis joue l'idiotie sous la direction de Stoffer. Au restaurant chic où ils sèment le trouble, ils rencontrent Karen, qui se joint à eux. Leur comportement provocateur à l'égard de la bourgeoisie a des effets satiriques. L'homme de la mairie venu proposer de l'argent pour qu'ils déménagent dans la localité voisine se voit, avant d'être poursuivi et insulté par Stoffer entièrement nu, compisser sa voiture dont la batterie alimentera un électrochoc infligé au coupable à l'aide de pinces de démarrage. Ils n'hésitent pas à faire une partouse et à compromettre la vente de la maison (propriété de l'oncle de Stoffer) en dénonçant le voisinage des handicapés mentaux, etc.
   À la fin, Stoffer tire au sort pour savoir qui devra faire l'idiot dans sa propre famille. Ils s'en montrent incapables, tous sauf Karen. Elle fait ses adieux à ses nouveaux amis en assurant les aimer "plus que je n'ai jamais aimé, à l'exception de quelqu'un, mais il y a longtemps" et retourne chez elle avec Suzanne pour témoin, résolue à remplir la mission qui la rattache au groupe. Suzanne apprend de sa sœur que Karen a quitté le domicile la veille ("il y a longtemps") de l'enterrement de son enfant ("quelqu'un"). Au thé familial, celle-ci ingurgite son gâteau en bavant avec des mouvements involontaires de handicapé moteur. Elle repart avec Suzanne après avoir essuyé une gifle conjugale.


   Tout cela improvisé au cours du tournage dans un désordre apparent qui est en réalité structuré par le fil rouge du trajet de Karen. Car tout prend sens du malheur de la jeune femme dont le visage ressemble à un masque tragique - mis en valeur par contraste avec celui épanoui de Suzanne. Ses interventions brèves structurent le film en le ponctuant selon une certaine logique. Elle essaye d'abord de téléphoner par deux fois chez elle. Puis elle résiste maladroitement à la fantaisie et à la gaieté du groupe comme si elle assumait encore la rigidité familiale ; l'épisode du caviar lui inspire cet énorme cliché : "il y a des gens qui meurent de faim". Mais c'est elle finalement qui pousse le plus loin la transgression sociale.
   Voici ce qui lui en donne la force : à la mort de son enfant, Karen a pris conscience du vide de son existence et de l'étouffement familial dont rendent compte les images de l'appartement étriqué (contraste ici aussi avec la maison vide du groupe). Le comportement hostile de sa famille fait montre en effet d'une incompréhension totale. "Tu n'as pas eu beaucoup de chagrin" observe son époux. Son geste insensé de mère renonçant à l'enterrement de son enfant (un sacrifice) va trouver sa légitimation dans la transgression commune des limites à laquelle s'efforcent les idiots amateurs. La notion d'une communauté compatible avec son malheur est essentielle pour cette femme dont tous les repères affectifs se sont volatilisés.
   Réciproquement, l'expérience des idiots trouve dans le tragique sa véritable raison d'être. "Libérer l'idiot qui est en nous", "être fier de son idiot" comme ils se le proposaient, paraît individualiste et dérisoire.
   La mobilité extrême de la caméra vidéo fait aussi penser à un mouvement fou. Mais le réel n'en est que plus inflexible. On aura beau faire zigzaguer la caméra en tous sens : le réel est ce qui revient toujours à la même place (Lacan). Donner une configuration morale à l'agitation de l'idiotie, et une structure narrative à l'improvisation, c'est dresser un monde moral qui nous prémunisse contre la force aveugle du monde extérieur. On retrouve la problématique de
Breaking the Waves. Se construire moralement suppose, contre l'establishment idéologique, une terrible lutte passant par l'expérience de l'excès.
   Par Dogma 95 qui, de l'aveu même de l'auteur, est excessif et impossible à vraiment réaliser, Lars von Trier lutte d'abord contre ce que Tarkovski appelait les "épouvantables ersatz" de la culture dominante, allant jusqu'à s'affranchir de ses propres règles. Puis de ces restrictions draconiennes tire un avantage : la liberté d'un film en quête des possibilités insoupçonnées du cinéma. 1/11/00
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