CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE

sommaire contact auteur titre année nationalité




Lars VON TRIER
liste auteurs

Breaking the Waves Dan. VO 1996 155' ; R. L. von Trier ; Sc. Peter Asmussen, L. von Trier, David Pirie ; Ph. Robby Müller ; Mont. Anders Refn ; M. Joachim Holbek ; Son Per Streit ; Pr. Zentropa Entertainement ; Int. Emily Watson (Bess), Stellan Skarsgard (Jan), Katrin Cartlidge (Dodo), Jean-Marc Barr (Terry), Jonathan Hackett (le pasteur), Adrian Rawlins (Dr Richardson).

   Bess, jeune fille élevée dans un petit port de pêche insulaire écossais, est autorisée par le conseil - exclusivement masculin - de l'église à épouser un travailleur "étranger" de la plate-forme pétrolière amarrée au large. Dans la petite église déserte privée de cloches pour cause d'austérité, Bess mime de temps à autre un dialogue avec Dieu (comme une petite fille avec sa poupée, Trier dixit) à qui elle se confie et qui la guide. Elle se donne intacte à Jan dans les toilettes de l'auberge des noces avec la hardiesse de la candeur passionnée, au rythme cardiaque de l'orchestre distant. Jan n'est pas moins amoureux en dépit des doutes de Dodo (Dorothy) à cet égard, la belle-sœur de Bess.
   Après le congé, il lui faut pourtant bien retrouver la plate-forme. Bess ne peut renoncer un seul instant à la présence de l'homme aimé. Elle prie Dieu de le faire revenir. Et un hélicoptère rapatrie Jan à moitié mort à la suite du choc sur la tête d'un arbre de forage fou. Paralysé sur son lit d'hôpital, il confie à Bess ne pouvoir survivre sans sexe, qu'il devrait donc vivre la sexualité par procuration ("si je meurs, ce sera parce que l'amour ne peut me garder en vie"). Dieu s'en mêle dans la petite église : "Prouve-moi que tu l'aimes et je le laisserai vivre". Bess ne résiste plus. La balançoire, figure de l'hésitation, sur laquelle elle a pris place pour réfléchir semble en grinçant articuler "why not, why not...?".
   Toute initiative érotique de sa part établit en effet un lien spirituel avec Jan. Ce qui s'inscrit dans le langage filmique même : son cou se raidit comme celui,
sous minerve, de Jan alors qu'elle drague, le bruit d'air comprimé du bus (paronyme de "Bess") au fond duquel elle masturbe un passager évoque le respirateur artificiel du blessé, comme l'aspirateur de l'église l'hélicoptère. Réciproquement, il y a dans la chambre d'hôpital de Jan une chaise de cuir du même rouge que le short de prostituée de Bess. Cette teinte d'un rouge-brun à l'instar du sang de la défloration maculant la robe de mariée dans les WC tendus de même se retrouve significativement sous la forme d'une large bande ornant l'hélicoptère.
   Mais l'état de Jan ne s'améliore qu'en proportion des aventures de Bess, qui résiste mal à la pression sociale. Devant son échec, Jan se meurt, mais elle se sacrifie en acceptant le rendez-vous d'un pervers qui la poignarde à mort. Le veuf miraculeusement rétabli dérobe le corps condamné à l'ensevelissement des maudits selon la règle en vigueur sur l'île, et avec ses copains sur la plate-forme, après avoir sangloté sur l'inerte visage éclairé d'un imperceptible sourire, il abandonne de nuit la dépouille à la mer. Le lendemain matin, divine revanche contre les mesquins, des cloches matérialisées dans le ciel carillonnent joyeusement.


   Lars von Trier, qui avait commencé une carrière d'expérimentateur formaliste virtuose, semble s'être avisé depuis que le sens ne venait pas de soi-même à la belle forme comme le voudrait notre civilisation du clip (à noter que la société de production de Trier tient l'essentiel de ses revenus de commandes de films publicitaires). Mais le thème par lui-même, fût-ce celui de l'amour, ne suffit pas non plus. Il le sublime donc dans le sacré. Pas le sacré religieux de l'église chrétienne, mais celui qui vient du fin fond de l'histoire de l'humanité et réserve à la sexualité une place centrale.
   Six ans auparavant, Trier avait réalisé un
Médée qui semble très proche à cet égard de Breaking. Il y a, du reste, non pas une satire mais une condamnation radicale de la vie religieuse paroissiale, présentée dans les noirs et blancs ou la sépia d'un passé révolu au sein même des couleurs vivantes du contexte. De même l'étude de femme, pour être véridique, ne peut faire moins que la vie réell, qui dépasse toujours en audace tout ce qui peut s'imaginer.
   Emily Watson incarne donc une puérile demi-folle toujours aux prises avec les limites. La schize, entre autre, par laquelle elle se partage les rôles de Bess et de Dieu dont la voix grave dans ce frêle corps est inspirée des esprits incarnés du chamanisme. Mais les valeurs de la société ont basculé : c'est la raison qui est nuisible. Les paroissiens ont l'écume aux lèvres et le D
r Richardson, si sympa, se fait rigide et méchant.
   Cette société puritaine repliée sur elle-même ne sera sauvée que par ce qu'elle vomit, la folie et l'humanité exogène : Dodo l'étrangère, tout en étant du côté de la raison, aime mieux Bess que la propre mère de celle-ci, qui ne veut pas la voir "craquer" chez elle. Jan n'aurait pu sans ses copains, étrangers également, retirer du cercueil le cadavre de sa bien-aimée et y substituer du sable.
   Le défi entre Terry et le conseiller barbu, affrontés en chiens de faïence, est symbolique : l'un avale d'une traite sa bière en boîte, l'autre engloutit d'un coup son verre de citronnade. Le premier broie de la main la boîte en alu, l'autre fait entre ses doigts crispés éclater le verre. C'est la guerre : breaking the waves : briser les vagues, métaphore de la tâche impossible consistant à lutter contre les forces rétrogrades pour pouvoir simplement exister ; et voici Bess hurlante sur la roche côtière battue de brisants.
   Mais Dodo, en interrompant le rituel d'enterrement réservé aux hommes pour leur dénier le droit de vouer sa belle-sœur à l'enfer, témoigne d'un début de transformation sociale. Hors de toute utopie, les "étrangers" et les fous (les deux notions fusionnent dans l'anglais "strangers") l'emportent. Le D
r Richardson reconnaît finalement que tout fut l'œuvre de l'amour.
   Découpé en sept chapitres (sensiblement égaux) suivis d'un épilogue, chacun doté d'un carton de garde agrémenté d'une chanson, le film évoque un récit traditionnel. Cependant le cadre serre sur les personnages comme pour en sentir la chaleur et l'odeur. Usant du filage ou du plan commun dans les dialogues, la caméra semble vouloir s'affranchir, sans y renoncer tout à fait, de la convention du champ/contrechamp. Ce qui accentue cette impression d'être au cœur de l'action.
   D'autant qu'est absente la musique auxiliaire, qui constituerait une indication narrative surplombante. Il y a donc contradiction apparente entre la fiction affichée et la participation intense ; de même entre la caméra à main et le Scope : méthode qui prend le spectateur au dépourvu en annulant ses défenses. La division en chapitres séparés par des cartons vivants, la pellicule gros-grain et le filmage faussement spontané, en cassant la tonalité du mélodrame, réassignent l'émotion à la globalité du film.
   On a envie de dire que certaines séquences laissent une impression de lourdeur explicative ; que l'accident de Jan par exemple, eut gagné à être davantage suggéré. Que le miracle des cloches lève la très riche ambiguïté de la schizophrénie de Bess en objectivant le divin, et qu'il affadit aussi la prométhéenne lutte sociale en réintroduisant la transcendance divine. Critiques vaines, à considérer que dans un tel travail, devant une telle force, la norme n'a plus aucun sens. 30/10/00 Retour titres