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Yasujiro OZU
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Histoire d'herbes flottantes (Ukikusa monogatari) Jap. Muet N&B 1934 86' ; R. Y. Ozu ; Sc. Tadao Ikeda, d'après James Maki ; Ph. Ideo Mobara ; Déc. Tatsuo Hamada ; Pr. Kamata-Shochiku ; Int. Takeshi Sakamoto (Kihahi Ichikawa, le chef de la troupe), Hideo Mitsui (Shinkichi, son fils), Choko Iida (Otsune, la mère de son fils), Rieko Magumo (O-Taka, sa maîtresse), Yoshiko Tsubouchi (O-Toki, la jeune actrice), Kozo Tokkan (Tomibo, l'enfant acteur), Reiko Tani (son père), Seiji Nishimura (Kichi, un acteur), Nagamasa Yamada (Mako, autre acteur).

   Imaginez seulement ces accessoires : bicyclette, tirelire-chat, porte-monnaie, Bouddha de bois, bouilloire sur crémaillère, affiche de théâtre, ligne télégraphique, récipients recueillant la pluie qui traverse le toit, fenêtre dans une pièce, flocons de neige, carafons de saké, etc., et un décor ordonné au cadre dont il prolonge la fonction dans le champ, les recadrages ou changements d'angles y modifiant simplement la position respective des objets. Comment faire un film avec ça ? En glissant des personnages dans les interstices aménagés ! C'est ainsi que semble procéder Ozu dans ce film qui, en son fond, conduit l'apprentissage de la contradiction entre l'apparence et l'essence de l'homme.

   En l'occurrence un spécimen humain, Kihahi, le directeur d'une troupe de théâtre qui après quatre ans débarque dans une petite ville. Une pluie opiniâtre imposant relâche, car le toit de la salle de spectacle n'est pas entretenu, il passe le plus clair de son temps chez Otsune, une restauratrice dont il a un fils, Shinkichi, étudiant de vingt ans qui le croit son oncle. Mais rien n'échappe à O-Taka, la maîtresse du chef des comédiens. Contre de l'argent, elle charge sa jeune collègue O-Toki de séduire le fils naturel.
   La jeune comédienne s'est bientôt si bien prise au jeu que ce n'est plus du tout par intérêt. La vengeance d'O-Taka consiste à faire la leçon en présentant Shinkichi, tout promis qu'il soit à une brillante carrière, comme son père tout craché : amoureux d'une comédienne ambulante. Kihahi en colère dissout la troupe, gifle les deux amoureux... Pour retenir la main de Shinkichi qui se portait sur son père, la mère lève le voile, ajoutant que l'"oncle" a toujours envoyé l'argent pour ses études, qu'il ne dissimulait sa paternité que pour ne point nuire à l'avenir de l'étudiant. Honteux, celui-ci va ruminer à l'étage. Il redescend sur les instances d'O-Toki, mais Kihahi est déjà reparti avec O-Taka refonder une troupe pour devenir un grand acteur digne de son fils, après avoir confié la jeune fille à Otsune.

   P
remier souci : l'économie du récit. Le cinéaste digne de ce nom est celui qui se garde des déperditions de l'énergie scripturale du film, qui doit être le plus concis possible, le procédé le plus simple à cet égard étant la métonymie, qui épargne toute explication. La bicyclette dressée sur sa béquille signale la présence de Shinkichi, ses vêtements suspendus à la corde tendue au logis, qu'il ne ressortira plus ce soir.
   Surtout, en tant que muet, le film ne peut exprimer le monde intérieur des personnages qu'au moyen d'une écriture, se construisant comme un jeu réglé entre les données visuelles. Son grand mérite est même de ne pas tenter de cartons à cet usage. Ainsi le cadrage de la fenêtre opacifiée par la pluie, sans intérêt par lui-même, voire désagréable aux yeux d'un comédien, traduit-il l'apparition d'une idée dans la conscience de O-Toki invitée à séduire Shinkichi, pour autant qu'il s'agisse d'un bref contrechamp totalement gratuit relativement à l'action, supposant un regard tourné vers l'intérieur. Ce qui la tente sans doute, ce sont les mots habiles de sa compagne : "aucun homme ne pourrait résister à ces yeux là". Ils sont d'ailleurs amplifiés considérablement par une autre figure : à l'arrière-plan, une affiche murale représentant, plus grande que nature, une tête
d'acteur calligraphiée, le regard posé sur elles.
   Ou bien les câbles aériens le long de la voie ferrée semblent traverser la tête de Shinkichi pris en contre-plongée, pour rejoindre en un flux intense celle de O-Toki en contrechamp, imageant une communion d'esprit, bien que le contrechamp, nettement moins lumineux, traduise par ce faux raccord une arrière-pensée ou une réserve. Dans un deuxième temps, en effet, O-Toki s'étant déclarée indigne du garçon, le même champ-contrechamp réitéré trouve une modification dans l'angle de prise de vue par laquelle les câbles ne croisent plus la jeune fille au niveau de la tête. S'agissant du corps, quoi qu'il en soit, ce n'est jamais au visage qu'est confiée l'expression du monde intérieur, mais plutôt aux mains, qui ne peuvent, elles, mentir.
   Ozu est surtout maître, cependant, de la conception des meilleures figures, celles qui creusent le plus fort écart entre la manifestation figurale et le sens figuré. Ainsi de l'apparition de flocons de neige au plus fort de la crise entre le chef et sa maîtresse. Ils marquent paradoxalement un apaisement par la sensation de légèreté, de douceur, de lenteur, car d'annoncer en même temps la fin de la saison des pluies, ils inaugurent une nouvelle phase, correspondant au processus du dénouement.
   Quant à la force du lien entre Kihahi et Shinkichi, elle se décline dans la coordination parfaite de leurs gestes à la pêche. Le sommet arrondi de la montagne qui les domine à l'arrière-plan est inclus dans le cadre de façon à envelopper comme un dôme le couple dont la solidarité dynamique est soulignée par le caractère aveugle des corps dos-caméra. La ressemblance physique entre les deux comédiennes, rendue presque burlesque par la symétrie des noms : O-Toki et O-Taka, semble donner raison au sarcasme vengeur
tel père tel fils. En réalité, vu la résultante globale, elle n'a plus qu'un rôle ironique, c'est-à-dire qu'elle confère un ton décalé au film, qui en retour la ruine.
   Un enjeu cardinal gît, au fond, dans le conflit entre la société et la famille. Pour gagner l'argent nécessaire aux études de Shinkichi, Kahahi doit se nomadiser, c'est-à-dire se déclasser. D'où le secret de la filiation, qui handicaperait l'avenir du fils. L'argent est alors emblématique du cercle social, dans lequel la famille risque de se dissoudre. Le porte-monnaie de Kahahi emporté par le fleuve amène les sarcasmes de Shinkichi, convaincu qu'il est vide malgré les dénégations, du reste invraisemblables, de l'"oncle". L'épisode est donc un commentaire en concentré de toute la situation, sachant en outre que l'étudiant ignore l'argent être en l'occurrence réservé pour ses études. Mais là ne s'arrête pas le circuit de l'argent. On retrouve un porte-monnaie (en gros plan) semblable à celui de Kahahi dans les mains d'O-Taka, comme si celui-ci avait suivi le fil du courant jusqu'à d'autres épisodes. Son contenu en argent va encore affaiblir le lien familial en suscitant un grave conflit entre père et fils. Enfin, dans son ultime occurrence, produit de la vente des biens de la troupe, l'argent va servir à l'achat des billets de train nécessaires au rapatriement des comédiens.
   Or la troupe se confond avec la famille dès lors que la tristesse générale de la séparation, s'exprime à travers les larmes de l'enfant-acteur Tomibo et de son père. Il ne fait, du reste, pas de doute que la figure père-fils sans mère soit l'inverse symétrique du couple mère-fils sans père auquel elle renvoie par conséquent, aussi vrai que c'est essentiellement par ce genre de figure que le film s'étend en profondeur, à se développer en écriture. Non seulement il en va de même pour le thème de la famille, mais surtout la logique polyvalente de l'écriture permet de dépasser la contradiction argent/famille.
   Le thème de la famille est bien solidement installé. Kahahi est accueilli après quatre ans de tournée comme s'il ne s'était jamais absenté : le saké est au chaud, une robe de chambre fraîche lui tend les bras, la couche est déroulée. L'intimité du foyer paraît dans des détails métonymiques comme la bouilloire fumante, emblématique quand elle est en plan serré, ou la paire de ghetas (socques de bois) rangée au bas des marches conduisant à l'étage.
   Tout cela résumé par le petit Bouddha shintoïste
tutélaire aux yeux ouverts trônant sur une étagère à portée de main limite en hauteur. À l'arrière-plan ou en plan d'insert, cet objet sacré met l'accent sur chacun des événements qui apporte, bon ou mauvais, un nouvel élément dans la marche de l'intrigue familiale. À sa première visite, Tahahi est cadré taille sous le petit Bouddha. "Ce serait terrible si O-Taka disait la vérité à Shinkichi" fait remarquer Otsune un autre jour au père de son fils. Suit un plan d'insert du Bouddha. Puis, une fois Kihahi sorti, elle s'assoit pensive. Recadrage rapproché sur la même qui soudain lève les yeux. Contrechamp du Bouddha derechef. À la fin, Otsune ayant invité l'homme ambulant à poser définitivement son sac ajoute : "même le Bouddha aux yeux ouverts se fatigue de ne pas fermer l'œil". Retour de l'insert. Puis à nouveau, dans la situation inverse, alors que, sur le départ, le père explique "je serai un grand acteur afin que Shinkichi n'ait pas honte de son père", et que tous fondent en larme. Puis Shinkichi redescend, réclamant "son oncle". "Tu parles de ton père ?" corrige la mère. Suit l'ultime plan du Bouddha.
   Cependant, il y a un autre Bouddha, en pied celui-ci, dans la maison de spectacle. O-Toki lui caresse la tête en passant pour appeler O-Taka sur l'injonction du patron, qui vient de la gifler à cause de sa relation avec son fils. Il coïncide donc une fois de plus avec le franchissement d'une étape. Tout cela repose sur un net clivage entre l'argent et la famille. Mais il existe une voie de dépassement qui se joue au sein de la troupe en tant que grande famille.
   Elle tourne autour du petit Tomibo, porteur en fait des deux attributs, argent et famille. Car il ne se départit jamais de sa tirelire-chat, sauf exception, auquel cas il grimpe sur une caisse et la pose sur une poutre de la salle de spectacle à peu près à même hauteur que le
Bouddha. Tout en ayant soin d'observer sa position, de sorte qu'il découvre que son père, afin d'acheter des cigarettes, l'a déplacé en y puisant pendant son absence. Il réclame son bien, qui lui est rendu. Ici encore, situation inverse et symétrique. C'est le fils et non le père qui détient l'argent. Mais il a soin de le serrer, de sorte que la famille ne risque pas l'aventure sociale qui pourrait apporter le trouble.
   Davantage, remarquons que l'enfant a la garde de la figurine animale qui se substitue au petit Bouddha. On est simplement passé du registre religieux à celui de l'animisme totémique. Pour mieux se mettre à l'unisson des larmes paternelles, Tomibo pose le
chat-totem au sommet du premier pilier de la rampe d'escalier. La divinité en effigie plantée droit sur son poteau semble alors veiller sur eux. C'est si bien un attribut du garçonnet qu'il endosse lui-même le rôle totémique par son déguisement de chien. Et un contrechamp inattendu le surprend en chien observant les deux comédiennes dans leurs tractations, autre étape essentielle dans la marche vers la résolution finale, le complot vengeur menant à l'épanouissement général dans le dépassement des contradictions. L'amour des jeunes gens triomphe et le père a beau être à nouveau sur les routes avec sa maîtresse, il retrouve dans le train Tomibo, cet élément fédérateur et familial.
   Maintenant, il ne faudrait pas croire que le film repose sur un jeu entre des objets. Il s'agit de
plans dédiés à ces objets. La bicyclette n'est pas par elle-même expressive. Elle ne prend sens que par le cadrage en ceci, par exemple, que dans la compagne propice à l'idylle et supposant les amoureux présents hors champ, elle se dresse au centre contre le ciel, plongeant de l'avant, en plan rapproché et contre-plongée de trois quarts-dos, supportant un bagage ficelé à l'arrière au premier plan, pointée sur l'horizon dont la ligne basse traversant le champ au niveau de la roue avant s'abaisse légèrement de droite à gauche en congruence avec le mouvement dominant de plongée vers le fond gauche-cadre. Notons que la puissance d'élan est d'autant plus forte que la pédale gauche est levée en position de départ, le guidon légèrement tourné à droite mais que le bas, donc la béquille, est immergé dans le hors champ inférieur.
   Autrement dit, le
cadrage figure l'énergie morale à la base du dépassement de la crise, qui va se résoudre à l'encontre des principes dominants initiaux. Pour les personnages de même, c'est moins le jeu de l'acteur que le cadrage qui est déterminant. Durant le premier violent conflit entre Kihahi et O-Taka, par exemple, les deux antagonistes se font face en champ/contrechamp apparemment en intérieur. Pourtant il pleut. Un plan d'ensemble avec changement d'axe à 90 degrés révèle soudain la raison de cette anomalie : les deux personnages sont en fait séparés par la rue bordant le restaurant, Kihahi à l'extérieur sous la pluie, O-Taka sous la galerie de façade. La distance physique représente ici la fêlure morale. Mais le plan offre dialectiquement une donnée positive. Alors que l'image côté Kihahi est légèrement floue en raison de la pluie, elle est parfaitement nette en face. Surtout, O-Taka est surcadrée par les piliers de la galerie, lesquels participent d'une configuration géométrique ordonnée au cadre. Il y a donc au sein même du trouble un élément stable préfigurant la résolution finale de la crise, totalement imprévisible à s'en tenir aux données de la présente scène. Le fait que Kihahi garde à la main, par inadvertance, le parapluie d'O-Taka, va dans le même sens.
   Cette opposition entre l'univers du cadre, et celui de la profondeur optique est caractéristique d'Ozu. Elle fait valoir la mise en œuvre d'une sorte de double articulation de l'image écranique : d'ancrage dans le cadre matériel et de déploiement purement optique. On pourrait appeler la première "quadratique" (
vs optique, voir glossaire). Cadré frontalement de façon à sembler vertical et se raccorder aux bords supérieur et inférieur du cadre, l'escalier en échelle de meunier menant à l'étage chez Otsune peut être dit quadratique. Si bien que de voir courir Shinkichi dans l'espace optique de dos, dans l'axe de la caméra, rend insolite l'ascension soudaine du personnage poursuivant sa course sur les marches pour disparaître dans le hors champ supérieur. On est passé sans transition de l'espace optique à trois dimensions au bidimensionnel de la surface quadratique ; de sorte que, affranchies de la cohérence cognitive, les composantes de l'image acquièrent une liberté invitant à d'autres combinaisons : la logique représentative fait place à la latitude combinatoire langagière. 
   Le film est donc plus profond qu'il n'y paraît à s'en tenir au ton général, sans prétention, de l'intrigue. Ce qui confirme que la beauté filmique, ce n'est pas l'apparence plastique de l'image, mais bien la façon dont l'enjeu spirituel se développe par des liens sous-jacents ne valant que par la soumission au dessein globale, lequel n'est jamais formulé
comme message constitué. C'est donc directement dans l'esprit du spectateur que s'offrent les éléments du jeu, sans passer par la représentation, toujours nécessairement dogmatique de préexister au travail de l'esprit. 03/02/07 Retour titres