CINÉMATOGRAPHE 

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Mathieu KASSOVITZ
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La Haine Fr. N&B 1995 95' ; R., Sc. M. Kassovitz ; Ph. Pierre Aim ; Mont. M. Kassovitz, Scott Stevenson ; Pr. Christophe Rossignon ; Int. Vincent Cassel (Vinz), Hubert Kounde (Hubert), Saïd Taghmaoui (Saïd).

   Après une nuit d'émeutes suite au coma du jeune Abdel dans un commissariat, trois copains : un Juif (Vinz), un Noir (Hubert) et un Beur (Saïd), déambulent dans la cité des Muguets où Vinz a trouvé le revolver d'un inspecteur égaré dans la tourmente. À l'heure du déjeuner, ils avalent une merguez grillée au brasero sur la terrasse d'une HLM qui est un lieu de rencontre des Jeunes. Ils en sont délogés par la police. Ayant en vain tenté de visiter Abdel à l'hôpital, le trio fait une virée à Paris chez un violent copain des beaux quartiers appelé Astérix.
   Arrêtés en sortant de l'immeuble et retenus par les civilités musclées du
commissariat chic voisin, ils ratent le dernier train. Errant alors dans la ville nocturne, les zonards se chamaillent d'abord avec les bourgeois d'un vernissage nocturne puis, surpris volant une voiture, filent à toutes jambes. Ils épargnent la vie d'un Skin après l'avoir terrorisé et enfin apprennent la mort d'Abdel sur un écran géant composite évoquant des barreaux de prison. Les trois noctambules réintègrent au petit matin la cité où une interpellation policière qui tourne mal coûte la vie à Vinz. C'est comme si le destin avait enfin trouvé la raison d'être du revolver dans la main de Hubert, qui le braque sur un flic dans la même posture. La (double ?) détonation éclate hors champ sous le regard terrifié de Saïd.

   Tourné avec quinze millions de francs, la moitié d'un budget courant, ce film-culte est, comme le revolver de la fiction, au croisement de tant de nécessités qu'il peut se dire "fait historique". Il témoigne en effet de ce que les responsables politiques, qui s'en lavent les mains, appellent la
fracture sociale, expression fataliste désignant l'existence parfaitement déterminée d'une classe issue des milieux populaires et de l'immigration, massée dans des ghettos suburbains, sans horizon au propre comme au figuré, à deux pas d'une des villes les plus riches du monde. Injustice teintée de désespoir pour autant qu'elle procède d'un monde absurde où n'ont guère prise les réponses de bon sens. "Jusqu'ici tout va bien !" constate à chaque étage le personnage en chute libre d'une blague qu'on se raconte. "Ce qui compte, c'est l'atterrissage" est-il conclu : c'est-à-dire, quand il est trop tard.
   L'inspiration du cinéaste est à la mesure de l'enjeu : rendre compte sans affadir ni complaire. D'où l'audace d'un récit, composé d'événements bruts glanés au fil d'un parcours aléatoire et n'excluant ni la poésie délirante (Vinz est le seul a avoir vu passer une
vache) ni le comique, récit strictement rythmé comme un thriller par des cartons à cadran digital marquant une chronologie réaliste, à découpage aléatoire, avec un bruitage de chronomètre : 10:38 ; 12:43 ; 14:12 ; 15:47 ; 17:04 ; 18:22 ; 20:17 ; 22:08 ; 0:33 ; 2:57 ; 6:0 ; pour s'achever abruptement une seconde plus tard à 6:01, instant de la détonation signant l'"atterrissage".
   Du reste, le montage-cut des séquences est marqué par des raccords sonores à effet de souffle comme autant d'explosions successives. Procédés nullement formels, de ce qu'ils répondent à une profonde nécessité : celle d'un contexte de poudrière se déclinant sous plusieurs modalités.
   Celle, documentaire, du malaise qu'expriment l'ennui et le vide par tel plan lointain où
disparaissent les protagonistes, ou tel autre, morne alignement des comparses écoutant le récit interminable et vain par un petit frère d'une émission de caméra cachée, dans un décor "crade", et que la longueur inusitée du plan fait tourner au comique. Le plan-séquence s'affirme d'ailleurs comme un outil documentaire, permettant de décrire les actions par diverses facettes saisies dans leur devenir et non par l'artifice ostensible d'un centrage ad hoc.
   Par exemple, une ronde de CRS dos-caméra au premier plan laisse entrevoir en profondeur de champ, relégués gauche-cadre
dans un étroit passage, nos amis qui, accompagnés en panoramique, bifurqueront furtivement droite-cadre pour éviter le délicat croisement, avec toujours cette pointe d'humour qui caractérise le film. Le cadreur s'efforce toujours de faire sa part à la réalité en ménageant plusieurs niveaux de profondeur. Ainsi, la rencontre d'un dealer et de Hubert au premier plan se double à l'arrière-plan de la présence des comparses.
   Le son, de même, s'inscrit toujours dans une rumeur composite, où interfèrent des bruits variés, les dialogues étant l'expression d'un code social qui mime la violence, à mots crachés plus qu'articulés.
   La deuxième modalité élabore un imaginaire de la désespérance qui prend la forme d'un destin tragique, amplifié par le contraste des figures de la volonté de lutte. La préfiguration tragique est dans les avatars du revolver qu'accentue, toujours au seuil de l'humour, le
pistolet à carburant posé négligemment au premier plan, pendant que divague le trio sur le vaste parking désertique. Le futur meurtrier fait d'ailleurs de loin en loin de brèves apparitions significatives.
   La désespérance, c'est d'emblée Saïd découvrant au matin les CRS fidèles au rendez-vous. Un travelling avant émotionnel vient le cadrer, d'abord frontalement-poitrine fermant les yeux dans l'espoir vain que la vision de cauchemar se dissipera, puis par-derrière tandis que résonne hors-champ
le grondement d'un petit avion monomoteur pour ainsi dire prisonnier de son crâne en amorce, lequel est comme survolé par la caméra qui se concentre sur les forces de l'ordre avec ses cars grillagés.
   Les accents de la bande-son, sous la forme de distorsions pathologiques complexes tiennent lieu de contexte sonore dans les moments difficiles, tel le passage au commissariat de la cité, où comiquement passent des visages policiers couverts de sparadrap. Puis vient en insert le rêve de Vinz qui va être interrompu par Saïd venu le réveiller. Il représente un
danseur hip-hop d'une grâce suprême, défiant les lois de la pesanteur, mais dans un véritable trou à rat. Lors du voyage à Paris de plus, des affiches à l'arrière-plan, portant l'inscription "le monde est à vous", phrase reprise par la concierge espagnole d'Astérix ("Vous croyez que le monde il est à vous?"), traduisent ironiquement le mépris du monde riche envers le pauvre, lequel est relayé par l'équipe de télé filmant la cité comme une fosse aux fauves.
   Le film cependant souligne la fragilité de cette jeunesse qui apparaît parfois
perdue dans des plans trop larges, avec la marque d'hostilité particulière de cette horloge de la gare, rappel du rythme implacable annonçant le fatal dénouement. Il s'en faut pourtant que cette démesure soit ambivalente et représente une chance potentielle de s'approprier le monde, comme semble le soupçonner Saïd en détournant le sens de l'affiche pour consommateurs triomphants, qui les nargue.
   Vinz, le plus virulent des trois, exprime le mieux les ressources de la révolte, mixte de haine et d'amour ; de haine, comme le suggère le gros plan sur sa
bague par référence aux phalanges tatouées de Powell dans La Nuit du chasseur, où se lit le mot HATE (haine) ou par la citation du Travis de Taxi Driver crachant sa hargne au miroir ; d'amour parce qu'il renonce à la violence en épargnant le Skin, et en confiant finalement le revolver au modérateur du trio, Hubert (acte de prudence qui leur coûtera la vie).
   En témoignent, psychologiquement le chaleureux contexte familial judéo-ashkénaze, havre de paix contrastant avec l'odeur de poudre de la cité et, symboliquement, cette
auréole qui le couronne au passage, un très bref instant, à Paris. Car sous leur dégaine de voyous, nos héros participent des véritables forces vives de la société, impuissantes d'être reléguées par la fraction dominante de ce monde. Ils ne sauront jamais que Saïd a réussi à éteindre la Tour-Eiffel illuminée dans la nuit d'un simple claquement de doigts. Seul le spectateur est resté pour le constater après la sortie de champ des trois complices.
   En bref, nous sont épargnés le réquisitoire dogmatique autant que le CQFD de l'auteur engagé, au profit d'une libre balade aux tonalités multiples, du thriller au documentaire, en passant par le comique et le fantastique, constituant par elle-même une vision accablante. Si ce n'est pas "génial", cela relève à tout le moins du coup de génie ! 2/02/03 Retour titres