CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


sommaire contact auteur titre année nationalité



Yasujiro OZU
liste auteurs

Gosses de Tokyo (Umarete wa mita keredo (et pourtant nous sommes nés)) Jap. Muet N&B 1932 87' ; R. Y. Ozu ; Sc. Akira Fushimi, Geibêe Kun'ya, d'après Ozu ; Déc. Takashi Kono ; Ph. et Mont. Hideo Shigehara ; Pr. Kamada-Shochiku ; Int. Tatsuo Saito (Yoshii, le père), Mitusko Yoshikawa (la mère), Hideo Sugawara (Ryoichi, le fils aîné), Kozo Tokkan (Keiji, le cadet), Takeshi Sakamoto (M. Iwasaki, le patron), Teruyo Hayami (son épouse), Seichi Kato (Taro, leur fils), Masaichi Gotoda (le coursier), Seiji Nishimura (le maître d'école).

   La famille de l'employé de bureau Yoshii s'installe dans la banlieue de Tokyo à proximité de chez M. Iwasaki, le patron, que le maître de maison se fait un devoir d'aller saluer. N'étant pas du genre à se soumettre, les deux fils de Yoshii, Ryoichi et Keiji, sont très mal accueillis par la bande de gamins de Kamekichi, dont Taro Iwasaki, le fils du patron. Kamekichi les menace si bien qu'ils font l'école buissonnière pour éviter leurs ennemis, tout en s'attribuant un 20 à un devoir de calligraphie exécuté dans les champs, pour complaire au papa désireux de les voir se donner les moyens de devenir des hommes importants. Ce qu'il paraît lui-même aux yeux des garçons. Averti par le maître d'école, Yoshii entend veiller à ce que Ryoichi et Keiji suivent bien leur scolarité.
   Heureusement ils se sont fait un allié en la personne du coursier cycliste, adolescent qui met à la raison Kamekichi et soumet la bande au pouvoir des deux frères. Cependant ceux-ci n'approuvent pas le comportement flatteur de leur père envers M. Iwasaki. Yoshii va en effet jusqu'à faire le pitre dans un film qu'a fait tourner sur lui-même et son entourage le patron. Au retour de la soirée de projection à laquelle les deux frères se sont fait inviter par Taro moyennant des œufs de moineaux, la potion magique des gosses du lieu, ils se révoltent contre le père. Ce qui vaut à Ryoichi une bonne fessée. Mais ça ne les calme guère, même ayant appris que, sans le salaire versé par M. Iwasaki, ni les études, ni la subsistance ne seraient assurées. L'employé confie même à son épouse que sa conduite lui a valu de l'avancement dont toute la famille bénéficie. La mère va câliner les enfants endormis. Le père observe : "pourvu qu'ils ne soient pas plus tard de minables employés comme moi !"
   Le lendemain matin les irréductibles tentent une grève de la faim que brise la mère par le truchement d'exquises boulettes. Elle leur fait savoir en posant l'assiette à proximité que s'ils ne devenaient pas des hommes importants, elle en serait très malheureuse. Quant au père, il fait preuve de compréhension et évoque l'avenir en festoyant avec les deux mutins avant de les accompagner à l'école. En chemin ils croisent la limousine du patron arrêtée au passage à niveau. Ce sont les fiers rebelles eux-mêmes qui poussent leur géniteur à aller saluer son PDG, dont le fils vient les rejoindre. Ils reconnaissent alors volontiers que son père est plus important que le leur, mais affirment leur propre supériorité sur Taro en l'obligeant à satisfaire au rituel de soumission de la bande. Les trois enfants repartent bons amis en direction de l'école. Tout est rentré dans l'ordre. Les enfants, qui ont accepté le principe des servitudes adultes, conservent leurs propres valeurs et prérogatives indépendantes. Ils se sont fait une place dans la société enfantine et fréquentent normalement l'école.

   En montrant avec humour que les valeurs et la logique des enfants sont différentes, Ozu relativise celles des adultes, laissant émerger l'essentiel : l'amour, l'amitié, le lien social. De façon d'autant plus convaincante, que la forte observation du monde enfantin est étayée par le tournage en extérieurs, montrant l'authenticité de la champêtre banlieue de Tokyo, reliée à la capitale par les incessants passages du chemin de fer électrique. Les inimitables grimaces des garçons, le comportement propre à leur âge : poser les casse-croûte sur la tête et se mettre en devoir d'uriner en même temps sans s'inquiéter du lieu, utiliser un compas en guise de baguettes pour manger, se livrer à des rituels loufoques, absorber des œufs de moineaux qui rendent invincible nonobstant l'indigestion du chien soumis à ce régime, ou bien tenir des raisonnements parfaitement cohérents étrangers à la logique adulte, du genre "- aimez-vous aller à l'école ? - On aime bien aller à l'école et en revenir mais pas le milieu entre les deux."
   De même les situations. Un gamin, le dos chargé d'une pancarte dont l'inscription interdit de lui donner à manger, tournicote autour d'un marchand de saucisses
ambulant. Mais si le burlesque est un mode de caractérisation des enfants comme étant sous le regard des adultes que sont les spectateurs, il permet également la mise à plat des valeurs adultes. Ainsi l'autorité du père n'est pas présentée comme inattaquable quand on le voit se livrer à sa gymnastique matinale une cigarette aux lèvres, dans la même attitude que le linge emmanché dans les bambous d'étendage à l'avant-plan.
   Tout cela surtout procède de la mise en œuvre du matériau filmique, qui poétise le langage de représentation. Le cadrage investissant l'image, à s'ordonner l'espace en intérieur ou en extérieur, offre des hiéroglyphes invitant au déchiffrement d'une écriture au lieu de se conformer uniquement à la réalité extrafilmique. Dans la même logique, les sorties de champ affirment un hors champ interstitiel où disparaissent les personnages pour réapparaître ailleurs, au lieu que chaque image soit tenue pour un prélèvement dans l'infini des possibles du champ profilmique. Le passage des trains a une fonction de dramatisation. Il soutient notamment un tournant dans la marche du monde intérieur nourrissant le récit.
   Ainsi la représentation est-elle relativisée en faveur d'un système interne beaucoup plus dense que ne le serait la simple copie d'un enchaînement supposé préexister au film. À la lumière de la production ultérieure cependant, on se prend à regretter qu'y soit fait usage du travelling, moins économique que le plan fixe. Ainsi l'arrivée du coursier se traduit par un travelling circulaire sur les frères au centre d'un champ, suivi en contrechamp d'un travelling latéral sur le cycliste en marche. L'essentiel n'est pas en effet dans le parcours du coursier mais dans la rencontre qui renforce l'amitié et contribue à la résolution de la crise.
   Film parfait donc comme chronique de l'enfance dans un contexte donné et dont la dimension éthique s'affirme avec bonheur par confrontation avec le monde adulte, mais, et bien que ce soit le vingt-troisième du réalisateur, manquant encore quelque peu de la rigueur à venir. 18/03/07
Retour titres