CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Amos GITAÏ
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Free Zone Fr.-Isr. VO 2005 93' ; R. A. Gitaï ; Sc. A. Gitaï, Marie-José Sanselme ; Ph. Renato Berta, Laurent Brunet ; M. Chava Aberstein ; Pr. Nicolas Blanc, Michael Tapuach, Laurent Truchot ; Int. Hannah Laslo (Hanna), Natalie Portman (Rebecca), Hiam Abbass (Leila).

    Citoyenne américaine séjournant à Jérusalem, Rebecca pleure à chaudes larmes une rupture amoureuse. Elle supplie Hannah, l'israélienne dans la voiture de laquelle elle se trouve à la suite d'un concours de circonstances, de l'emmener n'importe où. Devant se rendre en Jordanie pour affaires à la place de son mari Moshé Ben Moshé blessé dans un attentat, celle-ci refuse puis se ravise. Les Ben Moshé vendent des voitures blindées. Il s'agit d'aller récupérer une grosse somme d'argent auprès de l'"Américain", un associé, dans la "free zone", zone d'échange située au confluent de trois frontières : l'Irak, la Jordanie et l'Arabie Saoudite.
   L'Américain est absent. Leila, une Palestinienne quadragénaire leur annonce qu'il fait une retraite dans sa maison depuis des mois mais que son fils Walid doit retirer l'argent à la banque. Hannah parvient à convaincre Leila de les conduire chez l'Américain, dans un coin perdu qu'elles atteignent à la nuit. Elles trouvent sa maison en flammes. C'est Walid qui a mis le feu avec la complicité des jeunes du village pour punir Leila, en réalité sa belle-mère, jugée femme indigne. Elles passent la nuit dans la voiture. Au matin, l'Américain paraît et fait visiter le village à Rebecca.
   C'est en fait un Palestinien qui a travaillé aux USA. Il est revenu dans ce village, sorte de paradis terrestre quitté après avoir été ravagé successivement par des Palestiniens des Camps et par l'armée israélienne. Leila supplie Hannah de l'aider à retrouver Walid disparu avec l'argent pour le remettre aux Palestiniens des Camps. Les trois femmes s'embarquent, mais Hannah est convaincue que Leila a l'argent sur elle. Toutes deux se chamaillent pendant que Rebecca leur fausse compagnie et traverse seule en courant la frontière.

   Le film voudrait  radicalement
déplacer la douloureuse question du Moyen Orient en évoquant les puissantes ressources des peuples, qui offrent un possible dépassement.
   C'est d'abord un éloge de la diversité des cultures à travers la cacophonie des origines. L'Américain est palestinien, et Rebecca, l'Américaine d'abord supposée juive, ne remplit pas les conditions, sa mère ne l'étant pas. Hannah préfère Berlin, sa ville d'origine, et même, lance-t-elle avec humour, ses parents étaient d'Auchwitz. Faux Américain, fausse juive, Israëlienne gardant des liens avec sa patrie d'origine qui l'a pourtant répudiée. Tous des transfuges.
   Il faudrait s'internationaliser à l'image du monde moderne, autre aspect de la mondialisation, non pas néolibéral, mais humain. Si les Israéliens parlaient l'arabe comme les Palestiniens l'hébreu, l'entente serait peut-être possible, souligne Leila. La question des origines cependant entraîne celle de la filiation par la mère comme le signale le cas de Rebecca. L'Américain, en qui l'on découvre avec surprise, au mitan du film, la véritable nationalité, est un orphelin. Leila, qui confie n'avoir pu avoir d'enfant, implore Hannah, en tant que femme et mère, de l'aider à retrouver Walid.
   N'y a-t-il pas en filigrane les stigmates d'une malédiction dans cette problématisation de la descendance palestinienne associée à l'absence de territoire national, qui peut aussi expliquer le phénomène kamikaze ? Ce petit coin de paradis, le village détruit successivement par les amis et les ennemis en témoigne emblématiquement.
   Quant à Rebecca, fille de juif mais non-juive, étrangère et en situation de rupture sentimentale, elle représente le fragile espoir par la liberté - liberté féminine - qui permet de transcender le conflit israélo-arabe. C'est même une figure d'ange. Ignorant la mise en garde de Hannah elle accepte l'invitation du pompiste jordanien à boire un café. Avec son pantalon trop large en plan lointain de dos, toute menue aux côtés de son hôte arabe, filmée à l'inverse de ce qu'exige une star, en soulignant les proportions un peu enfantines de son corps, elle est pathétique. En très gros plan, la tête enfouie dans un bras replié, son air doux s'épanche sur la teinte rose du pull. Emerveillée, elle déclare se libérer de ses attaches américaines, et adopter ce pays.
   Les lents travellings presque contemplatifs sur une Jordanie blanche de poussière semblent émaner de son regard. D'abord déçue dans son attente d'un "romantisme des chameaux et des narguilés", elle est guidée par l'Américain dans son petit Éden où la violence masculine continue de sévir et qui reste toujours à reconstruire. On peut y voir en revanche sous les palmiers un bébé chameau entre des adultes : démenti de la déception et promesse d'une possible maternité future à la fois.
   La féminité est cet autre point de vue sur l'existence qui disqualifie le monde masculin de la guerre, comme elle dénonçait le machisme du commerce sexuel dans
Terre promise (Gitaï, 2004). La rencontre entre les trois femmes engendre le bien, de se fonder à la fois sur l'empathie féminine et sur le commerce, qui prend insensiblement la place des armes. Les Ben Moshe se sont trouvés vendre des voitures blindées, étant forcés d'abandonner dans un premier temps la culture des fleurs (symbole de paix !) faute de main-d'œuvre en raison de la première Intifada, puis parce que la police des frontières a expulsé les Thaïlandais qui remplaçaient les Israéliens. Reconvertis dans les taxis, ils ont perdu la clientèle touristique à la deuxième Intifada. Le commerce s'adapte. Ce sont les circonstances qui décident. Donc la guerre est transitoire mais le commerce reste. C'est surtout significatif dans cette région d'intenses échanges commerciaux depuis la nuit des temps.
   Cependant, les compétences ne connaissent pas davantage de frontières que la maternité et le commerce. C'est Leila qui change la roue de la voiture de Hannah. Aussi le crêpage de chignons de la fin est-il traité sur le mode burlesque, témoignant moins d'une reconduite fatale de la fracture israélo-arabe, comme pourrait le laisser croire le retour de la chanson du générique, que de la prévalence d'intérêts communs. Rebecca file en profondeur de champ à toute allure comme si, sa mission accomplie, elle s'envolait vers d'autres cieux.
   À ce déplacement des valeurs sur la base d'une rencontre transversale des diversités, répond la composition polyphonique et fuguée par le cadrage, le montage et la bande-son.
   Le plan fixe du générique, où l'on voit dans la moitié gauche du champ de profil et en gros plan Rebecca pleurer à chaudes larmes, et dans la moitié droite la vitre de portière de la voiture donnant sur un extérieur-jour voilé par les gouttelettes du mauvais temps, n'est nullement fixe en son essence : il représente la montée en puissance d'un flot de données jusque-là dispersées. D'abord une rumeur d'orage, puis des pas dans la rue en plan sonore rapproché. En même temps des sons musicaux à distance se font peu à peu audibles. C'est une chanson sépharade sur base de comptine, voix discordante sur un rythme vif en une sensation de crescendo et qui semble prendre force des sanglots de la jeune femme, qu'elle contrepointe, comme si la puissance du chagrin se mettait au diapason d'une cause plus essentielle. Il y est question d'un agneau acheté pour deux sous mais tué par le chat, lui-même occis par le chien, lequel est assommé par le bâton que consume le feu, qu'éteint l'eau, que boit le bœuf, qu'égorge le boucher dont l'Ange de la mort prend la vie... Enchaînement de violences mais sur le mode de la rupture logique, laissant la série ouverte.
   C'est la logique même du temps réel et c'est ainsi que se succèdent les événements du film, dans le risque permanent d'une catastrophe au sens mathématique du terme, c'est-à-dire d'un effet incommensurable à la cause. Mais aussi d'un changement qualitatif abolissant le principe d'enchaînement. La rencontre fortuite de deux femmes sur des chemins inconnus - Hannah s'égare effectivement sur la route de la Free zone - est la chance de cette mutation.
   Cependant des silhouettes fantomatiques s'animent derrière la vitre électrique qui s'abaisse en bourdonnant, les sanglots allant s'apaisant peu à peu. On entend des bruits de rue mêlés au grondement assourdi du tonnerre. "Jusqu'à quand durera le cycle infernal ? J'étais un tendre agneau. Je suis devenu un tigre... Je ne sais plus qui je suis..." conclut la chanson. Des gouttes de pluie pénètrent dans l'habitacle avec le souffle frais du vent dans les cheveux de Rebecca. La chanson laisse place à des chants hébreux indistincts auxquels se combinent les voix des muezzins appelant à la prière, ainsi que la sonnerie des cloches chrétiennes. On est passé du chagrin personnel et du repli sur soi, à un univers extérieur dont les sonorités diverses annoncent un enjeu d'envergure. La vitre bourdonnante se referme. Derrière la calme voix de Hannah prononçant hors champ "on y va", le gros moteur V8 assourdi du 4x4 Chevrolet ronronne sans à-coups avec des variations de registre dans les changements continus de la boite automatique.
   Véritable basse fuguée qui va sous-tendant la rumeur polyphonique de ce carrefour dans l'espace et dans le temps du monde. Le glissement de l'automobile est accentué par celui en surimpression du flash-back de la rupture de Rebecca en raison du viol commis par son ami sur une Palestinienne lors d'une opération militaire, puis de l'attentat qui a envoyé Moshe à l'hôpital : versions visuelles du mouvement sonore fugué, que sous-tendent toujours les modulations orchestrées des battements souples du huit cylindres. La complexe composition à voix multiples ne cesse de s'enrichir d'apports nouveaux comme ce duetto au téléphone dans leurs langues respectives, de la Palestinienne et de l'Israélienne, tandis que des appels à la prière émanent des minarets au passage, relayés éventuellement par le cliquetis des boucles d'oreilles de Rebecca, le bref déclenchement des essuie-glaces et autres apports rythmiques hétérogènes.
   Le récit n'est donc que la superficie traitable d'une composition symbolique visuelle et sonore qui se joue dans un espace du film se dérobant à l'analyse. La controverse de la critique provient en partie de là, c'est-à-dire de la méconnaissance de la partition sonore et visuelle. Mais aussi d'un sentiment d'incomplétude lié à certaines faiblesses. Dès l'arrivée au village de l'Américain, le souffle tenu tant que dure le voyage, en sa quête passionnée d'une salutaire pluralité, s'affaiblit pour reprendre par phases, notamment Rebecca s'enfonçant éperdument dans la profondeur transfrontalière.
   En définitive un magnifique fantasme artistique de base
(1) trouve une voie hautement filmique sans pouvoir donner vraiment toute sa mesure en raison d'une déperdition de cohérence en deuxième partie.  25/11/05 Retour titres