CINÉMATOGRAPHE 

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Erich von STROHEIM
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Folies de femmes (Foolish Wives) USA Muet N&B 1921 106' (plus de 8 heures à l'origine) ; R., Sc. E. von Stroheim ; Ph. Ben Reynolds, William Daniels ; Déc. Richard Day ; Pr. Universal ; Int. E. von Stroheim (comte Karamzin), Maude George (princesse Olga), Mae Busch (princesse Vera), Miss Dupont (Helen Huyghes), Rudolph Christian (Andrew Hughes), Dale Fuller (Marushka), Cesare Gravina (Ventucci), C.J. Allen (Albert 1er).

   Trois escrocs de haut vol installés à la villa Amorosa, somptueuse
demeure aux abords de Monte-Carlo, décident de s'offrir le luxe d'une respectabilité en s'attachant Andrew J. Hughes, l'ambassadeur des États-Unis, débarqué avec son épouse Helen pour prendre ses fonctions. Aidé par ses prétendues cousines les princesses Olga et Vera, le douteux comte Vladislas Sergius Karamzin se propose de suborner la digne ambassadrice. Sanglé dans un impeccable uniforme de capitaine des dragons, il distille lentement à son intention le poison de la séduction pendant que le mari est à ses obligations officielles.
   Lors d'une sortie préméditée dans la campagne une violente tempête
prévisible les oblige à se réfugier la nuit durant dans la tanière de la mère Garoupe, espèce de sorcière un peu maquerelle et bien connue du galant. Informée au moyen d'un billet porté par le lévrier afghan qui faisait peut-être à dessein partie de la ballade, Olga est chargée de prévenir le mari par téléphone. Mais l'arrivée d'un moine perdu dans la tourmente rend impossible l'accomplissement du forfait. Ramenée à l'aube, Helen se glisse piteusement dans sa chambre. Son mari l'y rejoint bientôt sans griefs ni soupçons.
   À la villa cependant, Karamzin extorque ses économies à Marushka, la bonne, déjà engrossée avec promesse de mariage. Le lendemain au casino il pousse Helen à risquer de grosses mises, qui rapportent une petite
fortune. F
atiguée, elle va se coucher tandis que son mari est invité par Olga à un poker à la villa où bat son plein la roulette clandestine, permettant d'écouler les billets gravés par le brave faussaire Ventucci pour financer les soins de sa fille infirme. Karamzin fait tenir à Helen un autre billet la suppliant d'accourir pour une question de vie ou de mort. Elle est reçue au sommet de la tour, où il allègue une dette d'honneur qui éclabousserait son nom.
   Alors qu'Helen donne de l'argent au comte, morte de jalousie, Marushka les enferme, met le feu à la tour après avoir baisé et libéré le canari (comme McTeague dans Greed), puis se jette à la mer du haut d'une falaise. Les pompiers tendent la toile au pied de la tour en flammes. Helen hésitant à sauter, le comte la précède. Après s'être exécutée malgré tout, la sinistrée est ramenée choquée à l'hôtel. Hughes trouve sur elle le billet. Il se rend à la villa et décoche publiquement un vigoureux direct à la mâchoire de l'aigrefin, qu'il enjoint vivement de quitter la principauté avec ses cousines. Au petit matin Olga et Vera sont interceptées, valises à la main, par la police pendant que Karamzin s'introduit par la fenêtre chez Ventucci pour déshonorer sa fille. Tiré de son sommeil par la chute d'un pot de fleurs pendant l'escalade, le père le poignarde et fait disparaître le corps dans les égouts.

   Unanimement sacré chef-d'œuvre à bon droit. La perfection du décor, le travail symbolique(1) des images, la maîtrise des jeux de cadrage et de recadrage par montage ou travelling, permettant de faire dialoguer entre eux diverses données dramatiques en liant un contexte au gros plan révélateur des pensées intimes, grâce à une direction d'acteurs évitant tous les poncifs du temps. Un travelling avant sur Marushka s'immobilise en gros plan pour permettre de saisir la genèse de la décision de vengeance... Tout cela confirme ce que l'histoire du cinéma a pu décanter.
   Le potentiel symbolique est constant. La vapeur diffusée par un samovar ou par de gigantesques brûle-
parfums, les voilages remués sous le vent et les pariétaires grimpants de la terrasse font régner un malaise diffus dans la villa Amorosa. Mais il y a toujours un système d'échos suggérant l'interaction maléfique de tous les épisodes. Les crapauds et le bouc chez la mère Garoupe sont au bestiaire ce que sont fumées et voilages mouvants à la quiétude du logis. Les plantes d'aspect tentaculaire couvrent également les murs de la maison Ventucci. Le décor intérieur et extérieur de celle-ci s'inscrit dans une esthétique de la prémonition funèbre. Toujours paré d'un brassard noir de deuil - le sien propre anticipé - Karamzin porte un mouchoir à son nez mais marque un temps d'arrêt en passant devant l'égout qui lui tiendra lieu de tombeau, encore plus répugnant d'être peuplé de cochons, d'autant qu'il n'y a habituellement à ce carrefour que des volailles.
   Le décor intérieur de la maison Ventucci est un chef-d'œuvre de piège fatal avec ce masque mortuaire dès l'entrée, l'effet de squelette des persiennes et les longues ombres portées obliques dans la chambre de la fille, dont le
crucifix préfigure la croix tombale à laquelle n'aura pas droit le futur cadavre. La force des figures de la mort, comme l'envol de cette nuée d'oiseaux saluant la fin du sinistre personnage est à la mesure de l'originalité de leur adéquation.
   L'épisode du manchot, qui est un élément-clé, ne peut se comprendre sans un décryptage symbolique : il s'agit d'une énigme à la mesure du paradoxe de ce grand infirme solitaire sans assistance attitrée, souligné par l'étrange sourire muet éclairé d'un regard limpide. C'est aussi un enjeu dramaturgique en ce qu'Helen attribue au manquement à la galanterie ce qui est dû à l'infirmité, qu'elle ne découvrira qu'ensuite.
   Le manchot surtout est l'émergence dans le récit de l'univers de la guerre. Des militaires démobilisés, sur des fauteuils
roulants ou appuyés sur des béquilles hantent les arrière-plans. Une jeune femme munie de béquilles assiste à l'arrivée de la calèche déposant Karamzin, Helen et Olga à l'hôtel des Rêves, point de départ de la promenade. L'enfant coiffé d'un casque allemand qui s'approche ensuite de la table occupée par le même trio en terrasse condense la misère, l'innocence et le carnage dont témoigne ce casque trouvé. Les époux Hughes sont arrivés à bord d'un cuirassé de surcroît, leur débarquement annoncé par un clairon et salué par une prise d'arme. Tout cela souligne la facticité de celui qui ne tient le fusil que pour tirer des pigeons comme le fait remarquer Hughes, et récolter la gloriole auprès de femmes aussi aveugles qu'Helen. Remarquons au passage l'habileté du montage dans cette scène de tir au pigeon : le lointain exprimé par le niveau de second plan correspond au regard d'Helen. À noter qu'ensuite dans le champ/contrechamp de l'échange des regards, le plan d'Helen est plus proche (épaules) que celui de Karamzin (poitrine). Tout cela pour mettre l'accent sur les sentiments et donc la vulnérabilité d'Helen.
   Mais aussi s'imposent des implications plus profondes. Les mains manquantes, dont la découverte désigne encore une fois la
conscience en acte d'Helen, accusent les mains accapareuses et baladeuses de Karamzin. En versant des larmes sur la manche vide, Helen opère un premier mouvement de rémission. Les larmes sincères s'opposent aux larmes fausses du comte afin de fléchir Marushka, de même que les galons de sous-officier sur la manche s'opposent aux barrettes et à la poitrine chamarrée de Karamzin. Préfigurées par la jeune infirme devant l'hôtel des Rêves, proie potentielle en tant que jeune femme, les sordides béquilles de la mère Garoupe actualisent cet enjeu au moment où le danger est au plus fort. Ainsi se combinent à la fois la féminité bafouée, la lâcheté de Karamzin qui n'a pas risqué, lui, sa peau et le fait qu'il ne sera pas épargné par la mort. C'est à ce genre de rapport que l'on reconnaît l'art.
   On peut néanmoins regretter qu'une caractéristique majeure du génie Stroheimien fasse ici quelque peu défaut : l'ambiguïté. La noirceur exacerbée du héros et de ses deux complices se donnent en bloc, alors que, de l'autre côté, l'immoralité bénéficie toujours des circonstances atténuantes. Helen a un époux fort occupé et la tentation d'adultère a l'excuse de l'anesthésie du mariage, comme dans Blind Husbands. Si l'on s'en réfère à ce que l'on sait des versions disparues, Ventucci est affligé d'un passé traumatique et son crime est racheté par son amour pour sa fille idiote. On pourrait même admettre qu'il accomplit une bonne action en débarrassant le monde d'un dangereux parasite. Quant à Marushka, enceinte et odieusement spoliée, elle agit en femme dont l'univers affectif s'est effondré.
   Reste qu'un des points forts du film est à double tranchant, il s'agit de la composition de Karamzin. D'un côté, l'extravagante conception du personnage est le meilleur gage de vérité, car telle est la nature humaine qu'elle est faite d'excès, de contradictions, de délires. Stroheim jouit de ce rôle de monstre taillé sur mesure (Galerie des Bobines)
. Le cynisme des deux charmantes acolytes, avec la certitude qu'elles pourvoient au bordel ordinaire du grand seigneur, complète le tableau, qui est tellement immoral mais tellement indépendant de l'idée reçue, qu'il confine à l'humour noir.
   L'expression du visage de Karamzin dans la scène des larmes produites par des gouttes d'eau lâchées sur la nappe traduit une noire hypocrisie, à la mesure du fait de s'essuyer la bouche après le baiser de Marushka. La cruauté du personnage avalant son verre de sang de veau au petit déjeuner a pour corollaire le mépris envers les autres. C'est parce qu'ils ne sont rien qu'il peut en disposer à sa guise. S'il peut, aux côtés du bouc - animal réputé lubrique - chez la mère Garoupe, se rincer l'œil dans son miroir de poche utilisé comme rétroviseur aux dépens d'Helen dénudée, c'est que cette femme n'a pas de sentiments à ses yeux. En transfigurant Marushka ou le moine en toiles anciennes, la caméra subjective traduit la vision glacée de l'esthète de salon déniant aux autres le caractère d'humanité tout en se donnant bonne opinion de lui-même. Du reste il flatte l'échine de Marushka comme un brave toutou et caresse au casino la bosse
du joueur, simple accessoire utile à sa superstition.
   Paradoxe donc, l'extravagance est à la fois vérité et dérision.
   Cependant il y a présomption de narcissisme dans la mesure où il s'agit d'un rôle et non de la structure du film. La démesure du Monte-Carlo minutieusement reconstitué en
studio avec ses milliers de figurants humains et animaux (chevaux, chiens, chats, volaille, oiseaux, bouc et porcs) touche alors à la mégalomanie. Il en résulte que des symboles qui devraient corroborer la complexité du monde moral se distribuent dans une logique manichéenne. Les nombreux crucifix ou leurs figures, associés souvent à des éléments négatifs comme le feu (supposé de l'enfer), retournent à leur valeur conventionnelle. Même s'ils représentent l'antidote du diable Karamzin, ils ne parviennent pas à s'y combiner de façon indiscutable. Le Saint-Bernard qui aurait pu doter le moine d'une dimension pulsionnelle comme les lévriers pour les trois mécréants, n'évoque rien d'autre que le cliché du sauvetage en montagne, tout en suggérant l'idée farfelue que le chien aurait pu sauver son maître, ce qui eût évité la demande d'hospitalité du moine, et changé le cours du récit.
   L'imagination du metteur en scène par conséquent semble quelque peu se disperser dans l'obsession de l'exactitude, au lieu de se soucier de l'objectif final. Tout cela compose un univers inachevé en filigrane, un système symbolique inaccompli au contraire de ce qui se produira dans
Greed.
   En résumé, une authentique force artistique mais, qu'hypothèquent paradoxalement le perfectionnisme du réalisateur et la personnalité de l'acteur. 29/04/04 Retour titres