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Yasujiro OZU
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Fleurs d'équinoxe (Higanbana) Jap. VO couleur 1958 118' ; R. Y. Ozu ; Sc. Y. Ozu, Kogo Noda d'après Ton Satomi ; Ph. Yushun Atsuta ; Déc. Tatsuo Hamada ; M. Takagori Saito ; Mont. Yoshiyazu Hamamura ; Pr. Shochiku Films Ltd. ; Int. Shi Saburi (Hirayama), Kinuyo Tanaka (sa femme), Inoko Arima (Setsuko), Miyuki Kuwano (sa sœur cadette), Keiji Sada (Taniguchi), Chishū Ryū (Shukichi Mikami).

   Tokyo aujourd'hui (1957-58). En raison d'une mutation soudaine à Hiroshima mais au nom d'un amour réciproque, Taniguchi demande à Wataru Hirayama, homme d'affaires important, la main de sa fille Setsuko. Ayant d'autres vues et choqué du procédé celui-ci refuse obstinément. Un accord de soutien mutuel est passé entre Setsuko et son amie Yukiko Sasaki. Yukiko tend un piège au père en lui demandant conseil pour elle-même, à qui la mère interdit l'homme de son choix pour lui imposer un mari. Fable vraisemblable mais calquée sur l'histoire de Setsuko : le père n'y voit goutte et lui conseille de passer outre l'autorité maternelle. Révélant le subterfuge Yukiko lui annonce qu'elle va informer Setsuko de son accord. Celui-ci ne peut qu'accepter le mariage à contrecœur, d'autant que son épouse s'est déclarée en faveur du jeune homme. Mais apprenant que sa fille en est malheureuse il finit par approuver de bon cœur.

   Témoignage de l'évolution sociale de l'époque, le film prend discrètement parti pour l'émancipation à travers une satire du chef de famille attaché à des valeurs désuètes. Le récit met en valeur les contradictions du
pater familias, qui s'avère plus ouvert envers les étrangers qu'au sein de sa propre famille où il se montre odieux, distribuant autour de lui des ordres brefs de maître à chien, jetant à terre quand il se déshabille ses vêtements ramassés
par l'épouse qui plie et range illico. Il n'hésite pas non plus à couper la radio quand celle-ci écoute de la musique. Mais en même temps l'homme inflexible n'est pas fermé à une prise de conscience.
   Dès le départ il s'informe sur Taniguchi auprès d'un de ses camarades et ne cessera en sous-main de poursuivre une enquête favorable au jeune homme. Parallèlement il y est aidé par les mésaventures paternelles de son meilleur ami Mikami, dont la fille, Fumiko, a quitté le domicile familial pour vivre avec un homme. Au nom de l'amitié pour le père il rencontre la fille dans le bar minable qui l'emploie. Elle lui présente son amant, jeune homme poli et sympathique. Le film excelle à souligner le choc de l'idée reçue sur la réalité : touché par le jeune couple, Hirayama propose de l'argent à la jeune femme, qui refuse.
   Finalement ses démarches porteront leurs fruits quant au lien avec sa fille. Par ailleurs, il ne tient nulle rigueur à Yukiko. Elle lui apprend que sa mère, qui pourtant la tannait, ne tient guère vraiment au mariage et préfère garder sa fille auprès d'elle : l'imagerie des apparences qui donnait raison au père autoritaire s'effrite donc. La fréquentation régulière des amis de l'Amicale du Lycée maintenant quinquagénaires qui parlent de leurs enfants devenus adultes, récitent des poèmes et chantent, humanise Hirayama. À la fin, installé dans le train pour aller retrouver les jeunes mariés à Hiroshima, il fredonne la dernière chanson entonnée avec ses amis.
   La crédibilité du récit tient donc au respect de la complexité humaine, qui fait apparaître les contradictions non seulement du personnage central mais humaines en général. Cependant elle serait lettre morte sans les procédés filmiques qui permettent de surmonter la prométhéenne transmutation du langage s'efforçant à la vérité. On retombe toujours sur ce paradoxe maintes fois vérifié : plus c'est artificiel, plus c'est vrai.
   Y contribue le jeu des acteurs combiné à un cadrage et à une bande-son singuliers. Le décor intérieur est toujours soumis aux coordonnées du cadre (espace
quadratique), de sorte qu'on est dans un espace délibérément artificiel, surcadré tout en désignant le hors champ frontal par la fenêtre ou la porte en toile de fond toujours obturée par un store de bambou ou par une porte coulissante. La distribution esthétique des masses colorées accentue cette cohérence du cadre pour le cadre. Mais l'occultation des baies interdit la présence visuelle simultanée de l'intérieur et de l'extérieur. Pourtant celle-ci est toujours suggérée soit par le son hors champ : un piano hésitant, donc diégétique, est associé au domicile des Hirayama (connotation bourgeoise), les sourdes pétarades d'un petit vapeur à la chambre d'hôtel de Yukiko (suggérant la voyageuse), le cliquetis des machines à écrire ou les halètements d'une presse à vapeur au bureau d'Hirayama. Ces fonds sonores se combinent avec les conversations en s'effaçant subrepticement dans les moments forts. Au moment où ils reprennent, le spectateur a donc le sentiment d'avoir été tellement absorbé par les paroles, que sa conscience des bruits s'annulait.
   Ainsi se déploie l'univers suggestif du hors champ, qui ne repose point sur l'ordre pictural (espace unidimensionnel) mais filmique (espace éclaté et ludique). De même qu'au plan visuel, c'est un contrechamp du regard qui dévoile l'hôpital où séjourne Mme Sasaki pour provoquer les rencontres de sa fille avec le jeune médecin qu'elle lui destine : après un plan d'ensemble de l'édifice, on passe à un plan américain de Setsuko et Yukiko cadrées frontalement à l'extérieur de hôtel où descend celle-ci.
   Tout comme les événements, la valeur dramatique des personnages n'est pas en raison directe de l'importance du rôle. Mme Sasaki et sa fille Yukiko sont des personnages secondaires à effet primordial. Les caractéristiques de la mère sont, de plus, négatives : hôtelière, elle est d'un rang social inférieur à celui des Hiramaya. Portant de grosses lunettes soulignant un physique assez ingrat elle est bavarde et inconséquente. Le jeu de l'actrice accentue les mimiques jusqu'au ridicule. Cependant la vision du personnage évolue pour finir par être tout à fait positive.
   La prégnance des personnages tient au système de cadrage dans le dialogue. Parfois, dans un système champ/contrechamp situé dans l'axe de la caméra, l'un d'eux face-caméra s'adresse simultanément au spectateur et à son interlocuteur hors-cadre. Cela entraîne à la fois une forme d'interpellation et une implication particulière du spectateur. Du reste, jouant simultanément sur la distorsion et la véridicité, la direction d'acteurs fait merveille dans le naturalisme également, que ce soit la tranquille assurance du chef de famille ou la touchante mélancolie de sa fille.
   Le spectateur cependant est d'autant mieux invité à participer au récit que le point de vue dominant s'inscrit dans le registre de l'humour qui, creusant une distance avec le récit, propose une lecture ludique. Au prologue, deux balayeurs affalés sur un banc du quai de la gare de Tokyo s'étonnent qu'il y ait autant de mariages ce jour-là, et se déclarent affligés par le physique des mariées. Cependant la caméra cadre un panneau avertisseur annonçant un typhon, métaphore des collisions de l'intrigue. Sans compter que, même si Mme Hiramaya met un certain temps à se révolter (aspect naturaliste), la désinvolture des femmes face au phallocratisme participe du parti-pris de distanciation par le ton satirique.
   On reste malgré tout sur un sentiment de déperdition. Deux éléments au moins compromettent le caractère indivisible de l'univers du film, nécessaire selon moi à l'art du cinéma. Les couleurs(1) d'abord, superbes en soi, mais dont la palette est tellement travaillée qu'elle devient un enjeu pour elle-même (comme dans Dodes'Kaden de Kurosawa, autre premier film en couleur), au détriment de la puissance du flux dramatique. La musique(2)
auxiliaire ensuite, certes épisodique et peut-être légèrement ironique, mais dont le caractère de musique d'ambiance occidentale des années cinquante introduit un commentaire superflu, mièvre et poussiéreux. 5/08/04 Retour titres