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Yasujiro OZU
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Fin d'automne (Akibiyori) Jap. VO couleur 1960 105' ; R. Y. Ozu ; Sc. Kogo Noda, Y. Ozu d'après le roman de Ton Satomi ; Ph. Yuuharu Atsuta ; M. Kojun Saito ; Mont. Yoshiyasu Hamamura ; Déc. Tatsuo Hamada ; Pr. Shochiku ; Int. Setsuko Hara (Akiko Miwa, la mère), Yoko Tsukasa (Ayako Miwa, la fille), Chishū Ryū (Shukichi Miwa, l'oncle), Mariko Okada (Yuriko Sasaki, l'amie d'Ayako), Keiji Sada (Shotaru Goto, le futur), Shinichirô Mikami (Koichi, fils de Hiramaya), Shin Saburi (Soiichi Mamiya), Nabuo Nakamura (Shuzo Taguchi), Ryuji Kida (Siichiro Hirayama), Fumio Watanabe (Tsuneo Sugiyama, l'ami de Goto).

   Âgée de 21 ans, Ayako vit seule avec sa mère Akiko, veuve de Miwa. Amis du défunt, Mamiya, Taguhi et Hirayama, tous trois soupirants d'Akiko dans leur jeunesse, se mettent en devoir de marier la jeune fille. Bien qu'attirée par Goto, un jeune homme présenté par Mamiya, celle-ci ne souhaite pas convoler. Elle se refuse à abandonner sa mère à la solitude. On décide donc de caser la mère d'abord. Le seul des trois qui soit célibataire, Hiramaya, accepte d'être l'époux, ayant vaincu le scrupule de profaner la mémoire de Miwa. Ayako, informée la première, croit sa mère dissimulatrice, et se rebelle contre un projet qu'elle considère indécent. Sa meilleure amie, Yuriko, lui donne tort, mais elle fait également le reproche au trio marieur d'avoir tenu Akiko dans l'ignorance de ses intentions, ce qui n'est vrai que des deux émissaires, non célibataires, et d'avoir manœuvré uniquement dans le but de circonvenir Ayako. Finalement elle se range à leur côté et propose de prendre l'affaire en main. La mère se laisse convaincre et la fille consent à épouser Goto, qu'elle aime. En revanche Akiko se ravise ou plutôt se dévoile, préférant vivre avec le souvenir du défunt. Ce qui ne remet pas en question le mariage de la fille.

   D'abord un matériau, sous ses deux aspects, visuel et sonore : acteurs, sites, sanctuaire, auberges, habitations (intérieur et extérieur), accessoires domestiques et autres (des pipes), invisible (manifestés par des sons) ou non, restaurants et cafés, bureaux (intérieur et extérieur), train (extérieur et intérieur).
   À noter que la couleur, aussi neutralisée fût-elle par la limitation et l'assourdissement de la palette, ne favorise guère les transformations nécessaires au dessein artistique pour s'extérioriser dans le matériau via la narration. En général naturaliste et référentielle, la couleur est en effet peu propice à l'expression d'un monde intérieur. Elle convient au documentaire surtout : les premiers documentaires en couleur de l'histoire sont hallucinants de présence vraie par un effet d'adéquation externe. Le 7e art, au contraire, construit sa vérité au moyen d'une pensée sensorielle, par un système de relations internes, supposant des éléments neutres, combinables, et le noir et blanc va bien dans ce sens. Très peu de cinéastes se sont montrés capables d'utiliser la couleur dans la neutralité souhaitable.
   Le son à l'inverse, quand il est diégétique, crédibilise de sa présence invisible l'action tout en lui donnant une consistance temporelle. Il suffit d'une imperceptible rumeur d'arrière-fond pour donner une dimension concrète. Par exemple, les gammes étouffées d'un piano quelque part dans l'immeuble chez Mamiya où papote la maîtresse du lieu avec sa commère Mme Taguchi, aux dépens de leurs hommes, sur le mode ironique. La musique supradiégétique
remplit une toute autre fonction : de commentaire narratif, voire méganarratif. Commentaire pourtant non dogmatique chez Ozu qui, à la fois ironique et évasif mais discret, se contente, en enchaînant musicalement les séquences au second plan sonore, d'indiquer que la réalité, qui a son propre mode de maturation, n'a jamais dit son dernier mot.
   À la concrétisation sonore du milieu où se déroule l'action, à celle du temps qui passe par le rythme sonore imprimé, à l'affirmation par la musique d'une temporalité "destinale", indépendante de l'action, il faut associer une direction d'acteurs excluant toute soumission aux tics de la profession. Si les personnages sont émouvants, c'est qu'ils sont vrais, extériorisant toutes les caractéristiques propres à un âge, une situation, une société, une époque historique. Il y a des garçonnets insupportables ou des jeunes filles "modernes" (vêtue à l'européenne, la fille de Mamiya se rend à une soirée de base-ball), et l'expression des sentiments est toujours juste, visiblement inspirée par des états émotionnels en rapport.
   Il y va de la crédibilité de la fiction, qui prélève son matériau dans la réalité. Ce qui n'implique nullement un quelconque naturalisme, car ces éléments vrais ne sont que des fragments soumis à un agencement particulier. Escamoter l'artifice, c'est ajouter à l'artifice. L'art consiste au contraire à ne pas déguiser le jeu dans lequel sont pris les fragments vrais. Aussi le cadrage "quadratique" (voir
glossaire), ordonné ostensiblement aux bords du cadre est-il plus crédible que celui qui voudrait s'effacer pour faire croire à la vérité du contenu optique, pur jeu d'ombres et de lumière sur une surface plane. De même que le faux raccord cher à Ozu est plus convainquant d'affirmer non seulement la discontinuité constitutive du montage, mais aussi les possibilités expressives du hors champ. Un personnage passant une porte, par exemple, ressort au plan suivant selon un tout autre axe.
   Le génie d'Ozu consiste au fond, dans une économie dépassant l'enjeu narratif, à mettre à égalité tous les éléments filmiques, de façon à donner le branle à un jeu généralisé, au contraire de la représentation, qui fixe un monde achevé en le posant
a priori avant de l'enregistrer. Ainsi la narration, au lieu de traiter de données instituées se présente-t-elle sous la forme de figures séquentielles minimalistes et transformables. La figure narrative de base, en plans fixes comme dans tout le film, obéit à une logique de l'approche physique progressive dont le mouvement s'inverse symétriquement en raison de l'accomplissement de l'action. On atteint le lieu, toujours en intérieur, d'une action cardinale en passant par un extérieur en plan général auquel succède un recadrage plus serré, puis en intérieur un vestibule ou un couloir, ensuite le local même (bureau, séjour, bar, restaurant, salle de cérémonie de temple) où la conjonction des personnages fait avancer l'action. Après quoi ceux-ci quittent les lieux, le montage effectuant le trajet inverse. Parfois même le local maintenant vide est cadré en axe inverse pour parachever la symétrie de la séquence. Ce schème logique se répète toujours en conservant les repères essentiels, ce qui en fait ressortir les transformations. D'autres fois, des éléments vivants supposés évolutifs sont repris anormalement à l'identique. On est alors passé du monde extérieur au monde intérieur.
   C'est par ces transformations que les courtes séquences d'Ayako à son travail participent de l'enjeu cardinal de l'œuvre. Le schème logique de base est le suivant : extérieur jour, plan général du building caractéristique ; intérieur jour : plan d'ensemble du couloir d'accès ; plan d'ensemble de la salle des bureaux ; plan serré d'Ayako écrivant à son poste dans le cliquetis des machines à écrire. En réalité ce n'est qu'une partie d'un ensemble plus vaste menant toujours à la terrasse de l'immeuble où affluent les employés à l'heure de la pause, et d'où l'on voit passer les trains, sous la forme séquentielle type : plan d'ensemble de la terrasse où les employés se détendent ; serrage par changement de plan sur Ayako, dos-caméra, appuyée sur la rambarde ; plan général du paysage urbain qu'elle est censée contempler, incluant un passage de train au loin.
   Le lieu de travail est donc toujours associé à de précieux événements personnels de l'existence tels qu'excursion avec les amis, séjour familial en auberge, voyage nuptial, ce qui correspond à des occupations intérieures intenses. Dès le début, une collègue part en voyage de noces mais, omettant de faire des signes depuis le train, inspire à Ayako des pensées négatives quant aux effets du mariage, qui alimenteront implicitement les conflits ultérieurs. Une transformation de ce schème de base est significative quand la jeune Yuriko ayant pris les choses en main, Ayako est en plein doute : nul plan général ni d'ensemble extérieur préalables ; on passe directement à l'intérieur, au couloir, porte d'ascenseur cadrée au centre, s'ouvrant sur un groupe compact d'employés pressés d'où se détache d'un pas énergique Yuriko ; puis salle des bureaux où Yuriko s'installe comme d'habitude à côté d'Ayako, qui ne lui adresse pas la parole. Cliquetis des machines à écrire. Plan général en plongée sur la rue. Plan général de la terrasse peuplée d'employés en pause, au fond de laquelle on aperçoit, dos-caméra, Ayako appuyée à la rambarde. Serrage progressif par plan moyen puis plan recadré taille sur la jeune fille. Plan général avec passage de train dans un plan trait pour trait identique au premier de la série par les détails de l'animation urbaine à l'encontre de toute vraisemblance. Musique "anempathique", frivole et enlevée.
   Cette identité anormale de deux plans appartenant à des moments différents trahit une association d'esprit qui exclut la fonctionnalité immédiate, l'intérêt actionnel, en faveur du mouvement intérieur chez la jeune fille désemparée. La musique semble cependant suggérer les choses aller leur train de façon indépendante. L'ellipse du plan général extérieur initial et le dégorgement de l'ascenseur traduisent une accélération de l'action sous l'effet de la force nouvelle exercée par Yuriko. Le passage direct à la rue en plongée précédant le plan de la terrasse traduit l'intense préoccupation d'Ayako qui, tristement distraite, baisse (implicitement, hors cadre) la tête au lieu de porter tout de suite son regard sur la voie ferrée. S'y résout-elle que ce n'est pas celle-ci qu'elle perçoit, mais un souvenir : celui sans doute de l'ingrate collègue mariée.
   Tout d'ailleurs se ramène finalement au motif du mariage, mais mariage d'amour, le seul auquel consente Ayako. Et le personnage d'Akiko, qui restera fidèle à la mémoire de son époux, est au cœur du dispositif. Les trois marieurs semblent par le projet touchant la fille chercher compensation à leur propre échec avec la mère. Ils ne se définissent guère du reste que comme anciens soupirants éconduits par la même, caressant toujours de dérisoires espérances. L'humour qui les épingle, en pointant leur futilité, valorise d'autant la vérité de l'amour. Il est question des "démangeaisons" de Hirayama, et Mamiya, l'homme d'affaires important, s'abaisse à de puériles dénégations mensongères pour dissimuler son attirance intacte pour Akiko.
   Cette duplicité est plaisamment rendue par le montage qui le coupe en deux à partir de la taille. Dans son bureau, cadrage de la partie inférieure du corps permettant d'inclure sans recadrage son ami Taguchi dans un fauteuil. Puis comme il va prendre le téléphone sur un comptoir, c'est la partie supérieure auparavant hors champ qui est cadrée. Ou bien dans la transformation de la figure séquentielle du restaurant où il prend ses rendez-vous. La figure type est : ensemble ruelle ; extérieur restaurant ; intérieur ; entrée invité ; rejoignant Mamiya à table. Ici : Ruelle ; Ayako traverse et rentre au restaurant ; "Monsieur Mamiya est-il arrivé ?" ; la tête de Mamiya émerge seule de derrière le panneau coulissant du cabinet particulier. C'est un fragment de sa personne auquel s'adresse Ayako dans un raccourci saisissant : vérité en deçà, erreur au-delà…
   La dérision de la convoitise amoureuse frivole se matérialise notamment dans les deux pipes du défunt offertes par la veuve. Mamiya, qui reçoit la première pourrait y voir la marque d'une élection s'il n'était amené à trouver la deuxième entre les mains de Taguchi. Les deux pipes symbolisent par la suite le rôle ridicule tenu par les vieux transis. Les deux heureux possesseurs d'anciens
attributs de leur grand rival décédé s'en lissent, au moyen du fourneau, la joue de perplexité dépitée lorsqu'il leur faut, nécessairement, s'incliner devant l'heureux célibataire Hirayama. Mais ce dernier est toujours déjà évincé de par la sérénité du veuvage d'Akiko et, dans l'épithète enthousiaste de "veinard" que lui lancent à plusieurs reprises ses deux comparses, sonne comiquement la déconvenue future : ne dit-on pas, en français, "avoir une veine de cocu" ? Cocu, qui plus est, par un fantôme. Il ira jusqu'à se plaindre de ne pas avoir été gratifié, lui, d'une pipe !
   Par où l'on peut voir que la véritable liberté artistique fait fi des frontières entre les genres : le registre grave n'est nullement altéré ici par le burlesque. Au contraire. Excluant tout dogmatisme cet éloge magnifique de l'amour n'en est que plus vivant. 9/04/08
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