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La Femme des sables (Suna no onna) Jap. VO N&B 1964 120' ; R., Sc. H. Teshigahara, d'après le roman de Abé Kôbô ; Ph. Hiroshi Segawa ; Mont. Fusako Shuzui ; Déc. Totetsu Hirakawa et Masao Yamazaki ; M. Tohru Takemitsu ; Int. Eiji Okada (l'homme), Kyoko Kishida (la femme).
En quête d'espèces rares dans un désert de sable du littoral, un chasseur d'insectes trentenaire laisse passer le dernier transport du soir. Des autochtones lui proposent de l'héberger pour la nuit. Ils l'envoient par une échelle de cordes au fond d'un entonnoir du sol sableux dans une masure de planches occupée par une jeune femme. Elle a perdu sa fille et son mari, engloutis dans un tourbillon de sable lors d'une tempête. La nuit venue, elle charge des seaux de sable que les villageois hissent au moyen du treuil servant à amener l'eau et les provisions.
L'homme comprend qu'on l'a capturé pour servir de main-d'œuvre et contribuer au repeuplement de cet étrange village déserté par la jeunesse. Le sable ne cessant de se détacher et s'écoulant au long des falaises enfermant la maison, le pelletage est nécessaire pour désensabler, autant que pour le commerce comme matériau de construction, frelaté à cause de sa teneur en sel. Impossible d'escalader les friables parois. Une nuit il s'évade à l'aide d'un harpon improvisé au bout d'une corde bricolée mais, piégé dans les sables mouvants par ses poursuivants, il est ramené au bercail.
Tranquillisé néanmoins par la certitude que ses amis et collègues le feront rechercher, l'entomologiste assiste dans son travail prométhéen la jeune femme avec laquelle s'est engagée une relation érotique. Après quelque temps, le prisonnier demande l'autorisation au conseil du village de sortir une heure par jour pour voir la mer. On la lui accorde à condition qu'ils s'accouplent sous leurs yeux. Sa maîtresse refuse. Tout le village, hommes et femmes, piaffe en surplomb dans un rituel barbare fait de masques grotesques au rythme de percussions endiablées. Il veut la forcer en vain. Tout simulacre même lui est impossible.
Afin de capturer des corbeaux pour transmettre des messages, l'homme dispose un appât sur une feuille de journal tendue sur une cuve vide enfouie dans le sable. Sans succès, mais il découvre que le récipient s'emplit d'eau par capillarité, grâce au pompage qu'exerce le vide résultant de l'évaporation. Il se passionne pour ce phénomène qui pourrait mettre fin à la pénurie d'eau dont souffre le village. Un jour il jette son échantillonnage de sa collection d'insectes au feu. Cependant la femme étant évacuée pour une grossesse extra-utérine, l'échelle de corde suspendue au mur de sable a été oubliée. Il la gravit mais redescend pour perfectionner son invention. Le temps a passé. À Tokyo, une annonce officielle de la presse indique que sept années s'étant écoulées depuis la disparition de NIKI Jumpei, les recherches sont abandonnées.
Une œuvre d'art se reconnaît souvent comme telle à ce que ce qu'elle fut un jour remarquée en raison de sa "beauté plastique". Or le film de Teshigahara semble résister à l'érosion du temps. Ce qui implique que le jugement implicite de formalisme contenu dans l'expression restrictive "beauté plastique" est impropre : ce que l'on prenait pour une qualité des apparences était en réalité l'émergence d'un questionnement si neuf qu'il fallait au film inventer le langage approprié. Cela explique également qu'habitués au langage filmique dominant, certains critiques décrètent le chef-d'œuvre de Teshigahara mortellement ennuyeux.
Mon hypothèse est que le caractère inédit provient de ce que, à la faveur d'un régime de conte philosophique, ce film se situe au croisement de plusieurs champs d'investigation habituellement indépendants les uns des autres : éthique(1), érotique, sociologique, géologique, économique, ethnographique. Le chemin de l'écriture qui fait l'art passe en effet par un décloisonnement des catégories. En découvrant un territoire dont les conditions extravagantes d'existence engendrent une culture atypique, le spécialiste passionné de petites bêtes s'avise que les humains sont plus intéressants que les insectes, car ils sont eux, imprévisibles : "Sortez-moi d'ici avec cette corde" implore l'homme engagé jusqu'à la taille dans les sables mouvants. "- On n'est pas en train d'arracher des racines ! On va vous sortir de là. Prenez cette planche", lui est-il rétorqué avec une ironie bonhomme que légitime un savoir séculaire sur le milieu naturel.
Les insectes représentent au contraire le rationalisme du chercheur, qui considérait au prologue que pour connaître quelqu'un, on doit consulter des documents officiels, tout en caressant le sable de la main, en un geste prémonitoire contredisant ses paroles. Or la vraie connaissance a affaire à la découverte concrète, engagée, exténuante, d'une réalité qui ne se réduit pas aux modèles mais au contraire les enrichit. Les variations du plan microscopique au plan lointain sur les dunes où l'homme se perd, puis les cadrages combinant corps et éléments du milieu (eau et sable) eux-mêmes montés en des alternances où se conjuguent les mêmes, en sont l'expression proprement filmique(1) (c'est-à-dire, jeu sur le morcellement et le modelage dans l'ubiquité).
Nullement exotique, la stridence des timbres et la dissonance des accords musicaux de Tohru Takemitsu est à la mesure de cet enjeu éthico-esthétique, même si le son musical peut sembler faire figure d'intrus dans un tel univers de la matière brute. S'inspirant toutefois des sensations relatives à la physique du sable, elle est l'expression de conditions extrêmes exigeant des réponses inouïes (de même que les Indiens du Colorado pour survivre dans une des régions les plus impropres à la vie avaient dû inventer des systèmes de drainage d'une ingéniosité confondante).
Une vie communautaire forte est nécessaire d'autant que l'environnement est hostile. Le conseil du village est donc souverain. Aucune mesure n'est prise en dehors de sa juridiction. Mais les décisions à prendre ne sont guère simples car elles exigent une réflexion synthétique, embrassant la pluralité des effets, évaluant la viabilité des contradictions, dans une économie de culture de survie. Les insectes malhabiles, entraînés par les coulées de sable, prisonniers d'un verre de lampe ou épinglés dans une boîte sont une métaphore de l'impuissance rationaliste conduisant à la mort. Même la scène rituelle de voyeurisme a un sens profond, consacrant l'appartenance collective de l'érotisme en tant que principe fondamental dont dépend la survie du groupe.
Car l'érotisme, au-delà du moi, appartient à l'espèce. Antinomique au sentimentalisme, il représente la puissance génésique universelle s'enracinant dans la phylogenèse. Comme tel il a une dimension sacrée attestée dans l'Antiquité et en Orient. Il est surtout emblématique de l'art japonais, qui ne laisse guère le moi usurper la place de l'esprit, contrairement à l'Occident, égocentrique : le cinéma japonais est en train de se faire hara-kiri sous nos yeux en devenant occidental. Le morcellement par le cadrage et le montage exprime cette disqualification du centre organisateur. Les très gros plans du corps sont alors l'expression de purs quanta d'énergie vitale qui coexistent avec d'autres éléments fondamentaux (le sable, l'eau de la sueur et celle retenue par le sable), susceptibles en se combinant, à la faveur de stases d'équilibre, de faire concourir les puissances éparses. Tels que les fragments du kaléidoscope ils doivent donc toujours pouvoir se redistribuer en toute nécessité occurrente.
La causalité profonde de l'événement érotique s'inscrit dans le même système, où les éléments cardinaux de l'univers du film s'enchaînent de façon aléatoire tout en se vectorisant : au bord de la crise, l'homme s'apprête à démolir les murs de planche de la maison à l'aide d'une pelle afin de se fabriquer une échelle. La femme cherchant à le maîtriser physiquement, un corps à corps s'ensuit où la main de l'homme se trouve rencontrer le sein de l'adversaire. Comme pour se faire pardonner, il se munit d'un chiffon et essuie le sable qui la pane comme un plat raffiné. Le désir réciproque monte, s'épanouit, s'assouvit, l'acmé du désir étant magnifiquement (par surdétermination) métaphorisé par une douche de sable polluant les lutteurs soudain immobilisés au sol.
Mais en réalité le dénouement érotique était déjà inscrit dans chaque événement, le cadrage qui souligne cet échange de la dynamique vitale des choses et des corps étant à la fois subjectif et objectif : les regards en très gros plan apparaissent simultanément impénétrables et impliqués. De même que l'harmonie évidente du couple, qu'on peut constater dans sa façon d'être d'emblée, qu'ils agissent ensemble ou séparément, n'est pas une donnée sentimentale, mais l'effet de la rencontre d'une série de facteurs dont l'origine dépasse totalement la sphère psychologique.
L'action coordonnée des éléments, suspendue à l'opportunité d'une conjoncture cependant, s'applique aussi à la conscience en devenir du héros, qui apprend à ne pas se hâter de conclure : la dynamique narrative procède du motif de l'initiation, imprimant un mouvement ascendant au récit, mais de façon non linéaire, mobilisant une expérience totale.
La logique du film relève d'ailleurs de la totalité concrète, l'abstraction de la division en catégories n'y ayant pas cours comme je l'ai dit. La mer, le sable, et la chair érotique sont animés du même frisson et la frontière entre état pâteux et état liquide est abolie dans un univers où, de même que la chair se convertit en liqueur séminale, de même le sable, identifié à un fluide, fournira l'eau vitale, à condition que les deux processus ne soient pas dissociés. L'eau de la sueur du travail et de l'érotisme est nécessaire pour capter celle du sable. L'image de la femme assoiffée suçant avidement le bec de la bouilloire pour en extraire les dernières gouttes ne semble guère faire de distinction entre l'eau arrachée au sable et le sperme de l'homme. Le pompage est d'ailleurs la solution qui prévaudra dans l'invention du remplissage par capillarité.
Bien entendu, l'érotisme n'est pas seulement un moteur du développement technique. De lui découle le peuplement qui, lui-même démultipliant la pulsion amoureuse, fait de la culture une chose vivante, laquelle assure la viabilité de cet environnement, qui a aussi façonné la culture. L'amour comme érotisme est immanence de la chair prolifique, en perpétuel état de frissonnement à l'instar du milieu naturel auquel il est profondément lié. Cette même culture par ailleurs s'enracine dans le passé d'un peuple dont elle ne peut se couper sans s'étioler. Incapable de comprendre l'invitation de son compagnon à se refaire une vie ailleurs, la femme des sables sur le point d'être transférée à l'hôpital s'accrochera farouchement à son trou.
En bref, cette réévaluation du donné à travers la mise en suspens des catégories, en une figure de déraison pourtant parfaitement unitaire, restitue sa liberté à l'esprit inhibé par la routine sociale : fonction éminemment artistique ! Mais surtout, mise en œuvre sur un mode purement filmique grâce à la distance prise avec le roman, qui est un monologue intérieur ironique, dont le narrateur implicite n'ajoute jamais foi aux méditations décousues de son personnage, qu'il laisse s'égarer dans les considérations les plus naïvement infantiles. La traduction française par Georges Bonneau (Stock, 1979, 1990) témoigne d'une distanciation par le style. Par ce procédé de focalisation interne décalée qui est une mise en perspective, le livre, plus intimiste, repose sur l'argumentation indirecte, s'adressant à l'entendement. Tandis que le film donne à voir un système d'analogies et d'associations touchant directement la sensibilité.
Par là, ce dernier me paraît aller plus loin que sa source littéraire. Mais ce jugement est totalement illégitime s'agissant d'une traduction : On sait ce qui travaille l'image et le son dans le film, alors que la même assurance est impossible s'agissant de la langue adultérée du livre. 6/03/05 (voir également D.W., Souffle et matière, pp. 138-140 et 148) Retour titres