CINÉMATOGRAPHE 

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Kenji MIZOGUCHI
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L'Élégie de Naniwa (Naniwa erejii) Jap. VO N&B 1936 71' ; R. K. Mizoguchi ; Sc. Yoshikata Yoda et Tadashi Fujiwara d'apr. la nouvelle Mieko de Saburo Okada ; Ph. Minoru Miki ; Mont. Tazuko Sakane ; Son Hisashi Kase, Yasumi Mizoguchi ; M. Koichi Takagi ; Pr. Daiichi Eiga ; Int. Isuzu Yamada (Ayako Murai), Seiichi Takegawa (Junzo Murai, son père), Chiyoko Okura (Sachiko Murai, sa sœur), Shinpachiro Asaka (Hiroshi Murai, son frère), Benkei Shiganoya (Sonosuke Asai, son patron), Yoko Umemura (Sumiko Asai, l'épouse du patron), Kensaku Hara (Susumu Nishimura, fiancé d'Ayako), Eitaro Shindo (Fujino Yoshizo, l'associé du patron), Kunio Tamura (Dr. Yoko), Takashi Shimura (l'inspecteur de police).

   
Junzo Murai a détourné trois-cents yens à la compagnie qui l'emploie. C'est un homme pusillanime et alcoolisé, en conflit pour cela avec sa fille Ayako, qui finit par claquer la porte. Elle fait néanmoins, en vain, appel à la générosité de son collègue et petit-ami Susumu pour éviter à son père la prison. Encouragée par le jeune homme (qui prétendra avoir voulu plaisanter), cette jolie standardiste accepte la proposition d'Asai, leur patron, de l'installer en appartement après démission, et plus, moyennant subsides à hauteur de trois-cents yens. Le père est en outre engagé dans l'entreprise pharmaceutique d'Asai.
   Ayako élude, du coup, une demande en mariage de Susumu. Ayako et Asai sont
par Sumiko, l'épouse du patron, surpris ensemble lors d'une sortie au théâtre. Arrive in extremis Fujino, l'associé de ce dernier qui les sauve en alléguant avec arrière-pensée que c'est avec lui qu'elle avait rendez-vous au théâtre. Asai est tout de même grillé, trahi par le médecin de famille, le Dr Yoko, débarqué comme une fleur au domicile pour une fièvre, alors qu'il avait été appelé par téléphone depuis le nid délictueux. Gagnant de vitesse Yoko, Sumiko s'y transporte illico et fait scandale. Ayako jure de ne plus revoir son protecteur, mais elle doit se rabattre sur Fujino pour aider son frère, à court des deux-cents yens de l'inscription à l'université. Elle adresse la somme à son père, qui en cache la provenance à Hiroshi et Sachiko, son frère et sa sœur. Après quoi, Ayako ayant cavalièrement mis Fujino à la porte de l'appartement y invite Susumu pour lui demander de l'épouser. Ce pourquoi elle confesse l'aventure avec la patron sans mentionner Fujino. Mais ils sont surpris par ce dernier, revenu sur ses pas pour réclamer son argent. Il est congédié une deuxième fois. 
   La police débarque suite à la plainte de l'homme éconduit. Ayako et Susumu sont amenés au poste de police et interrogés. La jeune femme ne saurait sans leur nuire avouer qu'elle s'est vendue pour sauver son père et son frère, tandis que dans la pièce à côté Susumu la charge et la renie par lâcheté. Libre, moyennant une admonestation morale, de repartir avec son père convoqué comme garant, elle retrouve avec joie au foyer la famille autour de la table du dîner. Mais on ne lui adresse pas la parole. En réponse à sa demande d'explication,
Hiroshi la répudie comme sœur délinquante et le père ne lui pardonne pas "d'avoir fait des choses honteuses". Même la jeune Sachiko, jusque-là son alliée, fait chorus car elle devra renoncer au lycée, de peur du scandale dont ne va pas manquer de s'emparer la presse. On la laisse partir sans un mot.
  En ville elle croise le docteur, qui s'étonne de la voir là. "C'est une maladie grave appelée délinquance féminine, explique-t-elle, [...] Quel est le remède pour une fille qui finit ainsi ?" Réponse, avant sortie définitive du cadre : "Même moi je n'en sais rien."

     
   Un des meilleurs opus de Mizoguchi, avec Les Sœurs de Gion, sur lequel il a en outre l'avantage d'une distanciation véritable. L'image cinématographique, faut-il y insister ? est d'autant plus forte qu'elle ne vaut pas pour elle-même mais en tant que différance. Distanciation à la fois stylistique et structurelle, de plus préservée de la surenchère, diégétique et extradiégétique, qui tend, après-guerre surtout, à contaminer l'œuvre en général, du moins ce qu'on en peut connaître.
   Stylistique. Le style de Mizoguchi, c'est sa signature, elle reste valable en général. Il s'agit principalement du jeu ménagé entre le cadre et l'action,
par la mise à distance ou à l'écart, le décentrement, le décadrage, le surcadrage, la relativisation du premier plan par l'étagement des actions dans la profondeur de champ, la sortie de champ laissant un cadre dépourvu d'action et la mise en jeu du hors-champ visuel ou sonore. Ce désajustement est toutefois, me semble-t-il, contredit par le plan-séquence, autre aspect de la signature, où le cadre doit nécessairement épouser les mouvements de l'action. Alors que ces modes de décalage mettent en crise la valeur de vérité, le plan-séquence, au contraire, prétend à une adéquation qui n'est qu'illusion de vérité, car ordonné au plateau, donc à l'artifice. 

   Structurelle, au sens où la structure du drame est mise à l'épreuve d'une structure de comédie dans des décors modernistes de type occidental, autre forme de mise à distance. Le film ne se prend pas au sérieux. Il assume son caractère de fable en n'hésitant pas à brouiller la frontière entre fiction et réalité. Comme quand coulisse plein cadre une porte qui fait volet d'écran. L'épanchement de la souffrance, l'"élégie", est dans un film d'autant plus sensible, que le pathos en est contenu voire conjuré. L'orchestre jazzy du générique promet un divertissement de comédie qui ne concerne que le générique lui-même, la musique auxiliaire étant ensuite, par bonheur, muette jusqu'à la scène conclusive, au profit d'une bande-son globale exemplaire, d'un naturalisme paradoxal, faisant droit à l'étrangeté du monde sonore acousmatique. Voir la réussite incontestable à cet égard de la séquence du quai du métro, peut-être en son direct sans exclure des appoints de mixage.    
  La comédie espérée va cependant infiltrer autrement le récit. Interférant avec celui-ci, la séquence de marionnettes bunraku, au théâtre où Asai est surpris avec Ayako, est une sorte de mise en abyme. Le comique surtout s'invite d'abord subtilement par des petits riens en rupture de ton. Cela commence par les borborygmes et raclements de gorge off annonçant l'entrée en scène d'Asai dans une vaste galerie à jour de la maison où il invoque la protection les dieux, dérisoirement pour la prospérité des affaires. La façon dont il maltraite ensuite ses deux servantes au petit-déjeuner est d'une franche outrance caricaturale. Son épouse dort encore, en compagnie d'un chien à
posture humaine sous la couette : indice de la frustration sexuelle mais dédramatisant par son caractère insolite. Inquiet d'une tendance de sa patiente à l'excès de sucreries (substitut notoire), le docteur Yoko la réveille pour l'examiner. En revanche, il sera appelé pour un accès de fièvre de l'époux au fond du lit adultère. Ce qui engendre un quiproquo digne des planches de la comédie bourgeoise. Figure de slapstick par son physique, souffre-douleur voué aux pieds dans le plat, l'homme de l'art fait figure de plaisant leitmotiv, intempestif jusqu'à prononcer les derniers mots du mélodrame. Le comique médical est, du reste, le thème de la pièce de théâtre dans le film. Comme s'il y participait, Yoko survient en pleine représentation pour avertir Asai de l'arrivée de sa femme. Toutes incongruités travaillant d'autant mieux le récit qu'elles sont presque imperceptibles de s'intégrer naturellement à l'univers du film. 

   Si elles mettent si bien en question le drame, c'est que celui-ci ne repose pas uniquement sur le dialogue, mais sur des images muettes, fonctionnant comme pièces d'un jeu. On peut ainsi connaître les pensées d'un personnage à travers une simple combinaison d'images. En sortant du métro après avoir refusé à sa sœur son aide financière à Hiroshi, Ayako voit passer une voiture semblable à celle d'Asai. Cinq plans terminés par un fondu au noir se succédant rapidement sont suffisants pour comprendre qu'elle va passer d'Asai à Fujino pour venir en aide à son frère. Le plan moyen en contre-plongée et contre-jour d'Ayako traduit la naissance chez elle d'une question intérieure. Les deux plans serrés, la focalisation mentale sur la question en germe. La dernière contre-plongée, plus large et à contre-jour d'Ayako comme figée, le regard porté hors-champ, annonce une voie de résolution. Contre-jour et ciels dus à la contre-plongée semblent évoquer l'obscurité intérieure en quête de lumière. La matière la plus opaque s'anime ainsi dès qu'elle se connecte ailleurs dans le film.   

   Si bien que l'inorganique peut être plus éloquent que toutes les gesticulations. Les champs vides ou désertés par la sortie du cadre en témoignent ici. Mais de simples détails inanimés suffisent. Voir ce plan serré en plongée (par raccord-regard du père, qui fait demi-tour) des affaires déposées dans le vestibule chez les Murai, indice de la présence à l'intérieur des représentants de la compagnie escroquée. Ou encore les eaux répugnantes dans lesquelles Ayako, ruminant son malheur à la fin, a jeté son ticket de transport qu'elle regarde s'engloutir à l'instar de tout espoir de retour chez elle.

   Davantage, ce sont des objets partiels, non anthropomorphiques, d'autant plus tropiques que mutiques, même si, toujours subordonnés à la narration, ils ne relèvent jamais de l'écriture. Ayako demande à la servante occupée à nettoyer à sec un vêtement si elle doit avouer à l'homme qu'elle veut épouser qu'elle a couché avec le patron. Elle répond qu'on peut comprendre avec de l'amour. Ayako s'empare alors du flacon de détachant et se déclare décidée après l'avoir examiné. Moins de dix minutes plus tard, dans une boutique, derrière Susumu en communication téléphonique avec Ayako qui, pour honorer sa décision, lui demande de le rejoindre, se tient un homme maniant un fer à repasser à vapeur. Susumu raccroche et sort du cadre. Reste le repasseur. Détachant pour l'aveu, vapeur pour l'inconsistance de Susumu annonçant l'échec du mariage donc, ou quelque chose comme ça.
   Magistral ! fût-ce dans les limites dictées par les conditions de la représentation. 06
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