CINÉMATOGRAPHE 

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Jules DASSIN
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Du rififi chez les hommes (générique) Fr. N&B 1954 116' ; R. J. Dassin ; Sc. J. Dassin, René Wheeler, Auguste Le Breton, d'après son livre ; Dial. A. Le Breton ; Ph. Philippe Agostini ; M. Georges Auric ; Déc. Alexandre Trauner ; Pr. Henri Bérard ; Int. Jean Servais (Tony le Stéphanois), Robert Manuel (Mario Ferrati), Carl Möhner (Jo le Suédois), Perlo Vita (César le Milanais), Marie Sabouret (Mado), Janine Darcey (Louise), Claude Sylvain (Ida Ferrati), Marcel Lupovici (Pierre Grutter), Magali Noël (Viviana), Robert Hossein (Rémi Grutter), Pierre Grasset (Louis Grutter).

   Sorti de prison, Tony le Stéphanois est invité par ses anciens complices, Mario et Jo le Suédois, à cambrioler une grande bijouterie parisienne de la place Vendôme. Il décline d'abord, puis devant les difficultés de sa réinsertion économique, affective, etc., propose une version audacieuse et infiniment plus lucrative du casse, consistant à s'attaquer au coffre fort. Pour cela il fait venir d'Italie César le Milanais. Percer le plafond de l'appartement du dessus, descendre par une corde, neutraliser l'alarme en y injectant la mousse d'un extincteur, découper une ouverture dans le fond du coffre-fort... Minutieusement préparée l'opération réussit.
   Mais César, involontairement, trahit en offrant un des bijoux à Viviana, la vedette du spectacle de "L'âge d'or", la boîte de nuit de Montmartre qui tient lieu de quartier général de la bande des frères Grutter commandée par Pierre. Cuisiné, le Milanais crache le morceau. Les Grutter kidnappent alors Tonio, le fils de Jo, comme monnaie d'échange contre le butin. Renseigné par Mado, son ancienne maîtresse passée à Pierre, Tony, après avoir appliqué la loi du milieu en exécutant le donneur, se rend à la villa secrète des Grutter à Saint-Rémy-lès-Chevreuses sans avoir pu prévenir Jo. Il descend Louis et Rémy Grutter pour délivrer le gosse. Mais en appelant d'un café sur la route du retour, Tony apprend que Jo affolé a filé à Saint-Rémy avec le produit du fourgue en billets de banque. Il confie l'enfant à la patronne et vole mais trop tard à son secours : Jo gît sans vie dans l'escalier de la planque, abattu par Pierre. Avant de régler son compte au meurtrier, le Stéphanois est lui-même touché à mort. Son ultime geste est de ramener, dans un effort surhumain, le petit à sa mère.

   Une date dans l'histoire du film noir français en raison du caractère humain de l'intrigue, de l'économie du filmage, de la remarquable précision de l'action, du scrupuleux respect documentaire du décor parisien, de la richesse symbolique
(1), et enfin d'une bande-son rompant totalement avec les habitudes du genre. 

   À ce compte on peut oublier certaines concessions criantes faites au cinéma dominant. On se serait bien passé néanmoins des excès soudains du renfort musical ou des angles outrés alternés en guise de rythme et de sens affectif de certaines séquences - contrastant fortement avec la liberté de traitement, surtout de la scène du casse.

   C'est le récit d'une fin de vie, celle d'un caïd quinquagénaire diminué par cinq ans de "placard". C'est parce qu'il se sent en fin de course que Tony risque le tout pour le tout. Une petite toux sèche nous dit que de toute façon il n'en a pas pour longtemps. Mais ce sont les sentiments qui lui seront fatals. On sait qu'il s'est dénoncé naguère pour protéger Jo. Il gâte le petit Tonio, et se prend d'amitié pour César. Sous son impulsion, c'est l'amitié qui cimente l'équipe, traduite par l'extraordinaire coordination des gestes du casse. Le physique émacié et la voix grave et nette portant loin sans forcer de Jean Servais traduisent, au-delà de la santé délabrée par la taule, à la fois un désabusement profond et une sensibilité à fleur de peau. La façon dont il chasse d'un geste tendre la poussière sur la chevelure du cadavre de Jo est éloquente.
   Le soin mis au filmage est exemplaire. Nous sont épargnées les lourdeurs descriptives ou didactiques, par l'unisson chorégraphique d'éléments ordinairement séparés par l'espace et/ou le temps, ce qui approfondit l'intelligence de l'intrigue. Tony flagelle Mado devant une photo du couple jadis
heureux. Plus subtilement, au moment de la rupture, le visage de Pierre se reflète dans deux miroirs de la loge de Mado comme autant de portraits voués à s'effacer. Ce genre de fausse coïncidence peut même introduire une pointe d'humour.
   Observant la bijouterie sous la pluie abrités d'un parapluie, Tony et Jo anticipent le pittoresque réceptacle des plâtras déployé à l'envers sous le trou du plafond, de même que César déguisé en riche pour repérer les lieux est escorté sous parapluie. Humour certes, mais noir, le
parapluie étant cadré comme une chauve-souris collée au plafond. La préfiguration implicite contribue en général au rythme du film en suggérant un compte à rebours. Tout est donné d'avance en filigrane. Jo téléphone d'une cabine de verre de la gare de Port-Royal qui donne sur la teinturerie appartenant au réseau Grutter, dont l'enseigne tronquée par le cadre présente le jeu de mots fatal "(tein)tu(r)erie".
   Les bruits décalés servent de mode de scansion dramatique. Un klaxon lointain souligne la blessure mortelle de Tony dont la riposte fatale à Pierre se prolonge dans un long sifflement de locomotive. La mort, du reste, plane tel le
ballon échappé de Tonio, chauve-souris rapetissant rapidement dans un ciel plein-cadre.
   L'érotisme ordinaire au genre noir est ici affaire de suggestion plus que de gestes ou de paroles. On a curieusement vêtu de petit linge des statues du magasin d'accessoires de l'"Age d'or". Le style bourgeois de Mado ne s'accorde guère avec son rôle probable de maquerelle. Tony la force à se déshabiller pour se venger d'elle mais le lit à deux places est
visible à l'arrière-plan pendant cet ambigu strip-tease. Un érotisme distancié se substitue donc subtilement à la pacotille exhibitionniste de rigueur. Cependant, celui de Viviana répétant en collant noir (encore une chauve-souris) avec l'orchestre, dans la suavité de libres jeux chorégraphiques et musicaux, est plus troublant d'être la préfiguration de la gaffe de César, qui entraînera le massacre général. Dans cette perspective, la statue en petit linge ne rappelle-t-elle pas Ida, future sacrifiée, s'exposant sans honte en chemise de nuit transparente comme seule le peut une statue ?
   La séquence d'une durée de trente minutes du casse sans commentaire musical est inoubliable de se dérouler de façon lyrique, comme un ballet faussement silencieux sur un argument antinomique pour ces réfractaires au monde du travail : celui de la méthode au travail. Dix mains agiles et dix pieds munis de chaussons de danse s'affairent dans un silence anormal, rythmé de sons aussi divers qu'infinitésimaux : frottements, frôlements, glissements, chocs légers, souffles, auxquels vient se mêler avec une science invisible de la composition une note frappée par inadvertance sur le clavier du
piano. Ce ballet chuchoté est sensible d'autant qu'il contraste avec les bruits nocturnes de la rue qui surgissent dès que l'un des complices guette l'extérieur, comme si son seul regard pouvait nous projeter au dehors.
   Ces antithèses structurelles entre sentiment et loi du milieu, entre poésie et réalisme, sont au principe de l'originalité esthétique de l'œuvre, où constamment dialoguent raison et passion. Le décor extérieur par exemple est exactement soumis à la réalité topographique. Pour aller à Saint-Rémy-lès-Chevreuse, on emprunte la ligne de Sceaux à la station Port-Royal jusqu'à l'authentique
terminus. L'enterrement de César part de la morgue de Paris (aujourd'hui "Institut médico-légal"), juste en face du Jardin des Plantes sur l'autre rive, où l'action va s'enchaîner sur le kidnapping de Tonio, etc. En revanche, la villa tenant lieu de planque aux Grutter est un lieu symbolique. Construction en chantier elle semble une ruine hors du temps et de l'espace. Les visiteurs ne l'atteignent qu'à la faveur d'une ellipse de montage. Ne s'inscrivant pas dans le continuum topographique, elle représente un monde lugubre, no man's land et cul-de-sac de cauchemar. Jo devait finir sa carrière sur le sordide béton brut de l'escalier inachevé d'une demeure-fantôme.
   Au dehors, cependant, un tas pyramidal de briques figure plus clairement le gâchis. La main de Louis Grutter moribond se crispant sur l'une d'elles avant de s'immobiliser fait surgir à l'esprit la métaphore argotique consacrée. Nous avons bien affaire aux deux-cent-quarante "
briques", qui se dérobent dès qu'on croit les tenir.
   Un genre de figure consacrant en effet l'ironie déjà clairement exprimée
en abyme par la pantomime du rififi à l'"Age d'or". De même qu'aux abois, sachant que sa dernière heure a sonné, Rémy n'a de revolver sous la main que le joujou oublié du petit otage : dérision pathétique de la nudité du gangster privé de son accessoire.
   Ce type de rencontre fortuite mais rapprochant deux faits indépendants se réalise pleinement dans le montage. Tony refuse d'abord le casse en alléguant ne pas courir assez vite. Suit en fondu-enchaîné un gros plan sur un
pingouin mécanique clopinant offert par Tony à Tonio, qui s'amuse en outre à imiter le manchot.
   Souvent comparé, non sans raison, à
Asphalt Jungle de John Huston, Du rififi a suffisamment de titres à ne devoir son accomplissement artistique(2) qu'à lui-même. Parmi les Français qui se sont risqués dans ce genre, Melville galvanisé semble le seul réalisateur a avoir su en tirer parti. 8/12/03 
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