CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Kenji MIZOGUCHI
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Une femme dont on parle (Uwasa no onna) Jap. VO N&B 1954 84' ; R. K. Misoguchi ; Sc. Yoshikata Yoda et Masachige Narusawa ; Ph. Kazuo Miyagawa ; Mont. Kanji Sugawara ; M. Toshiro Mayuzumu ; Pr. Daeiei ; Int. Kinuyo Tanaka (Hatsuko Mabuchi), Tomoemon Otani (Kenji Matoba), Yoshiro Kuga (Yukiko Mabuchi), Bontaro Miyake (Kobayashi, premier client), Haruo Tanaka (Kawamoto le client supposé voleur de geishas), Hisao Toake (Yamada, deuxième client, qui accepte de faire un prêt à Hatsuko pour l'épouser), Michiko Ai (Aioi Dayu, geisha), Sachiko Mine (Chiyoko, la jeune sœur de Usugumo), Kimiko Tachibana (Usugumo Dayu, la geisha qui succombe à un cancer).

   Rescapée d'un
suicide par amour, Yukiko rentre de Tokyo chez sa mère, Hatsuko, veuve tenant un établissement de geishas réputé, la maison Izutsuya, qui fait honte à la fille. Ce sentiment se mêle d'humanité envers ces femmes poussées par la misère mais grâce au travail desquelles elle a pu faire des études au conservatoire. Matoba, le jeune médecin secrètement amant de Hatsuko, a en charge la santé de la maison. Un poste lui est proposé à Tokyo mais, ne tolérant pas qu'il louche sur plus jeune, la patronne lui fait miroiter l'achat d'une clinique. Yukiko se rapproche du jeune homme. Elle lui confie que son fiancé avait rompu en raison du métier de sa mère. Comme elle soigne la geisha Usugumo, qui s'avérera atteinte d'un cancer mortel, les autres filles la prennent en sympathie après l'avoir tenue à l'écart à cause de son niveau d'instruction.
   Hatsuko s'oppose à l'hospitalisation réclamée par sa fille. Matoba approuvant celle-ci, la mère lui interdit de la voir puis demande pardon quand il menace de la quitter. Elle surprend le jeune couple formant des projets à Tokyo puis plus tard enlacé. 
La disparité d'âge en amour est tournée en dérision par les dialogues d'une représentation nô à laquelle assiste le trio. Hatsuko s'estime trahie. La patronne fait valoir que l'achat de la clinique lui aurait permis de rompre avec un métier peu honorable. D'abord mariée par convenance, veuve elle avait découvert l'amour avec Matoba, qu'elle pensait épouser. Lequel rétorque qu'il aime Yukiko. Après une scène de jalousie, Hatsuko reconnaît en s'excusant que les jeunes doivent aller ensemble. Elle remet à son amant, qui l'accepte, l'argent avancé pour la clinique par Kawamoto, client de son âge amoureux d'elle et disposé au mariage. Mais Yukiko a découvert la nature de la relation de sa mère et de Matoba. Elle repousse ce dernier et son "argent sale" puis tente de le transpercer aux ciseaux parce qu'il a fait souffrir sa mère, comme elle a souffert d'amour. Le jeune homme prend congé des deux femmes. La fille prodigue des soins à sa mère défaillante et prend désormais en charge la maison.

   
Dénonciation de la condition des travailleuses de l'amour, poussées par la misère et la rigueur des compagnes, moyen d'enrichissement des tenancier(ère)s, avec la complicité de la société patriarcale, qui considère les maisons closes comme naturelles au train de vie des hommes aisés. Comme le fait remarquer Miyoharu dans Les Musiciens de Gion : "Les quartiers de plaisir, c'est réservé aux gens qui peuvent payer". La fréquentation de ces lieux de plaisir est même un stimulant des affaires. Le riche Kawamoto, qui fait office de protecteur, y invite sans compter ses collaborateurs et relations d'affaires. Toujours en état d'ébriété, les clients sont présentés comme futiles et ridicules. Certains se passeraient volontiers des manifestations artistiques qui font partie des prestations, selon eux mortellement ennuyeuses. Yamada, l'autre habitué fortuné, rampe devant sa femme : il regagne affolé le bercail à la suite d'un appel téléphonique de celle-ci, qui a découvert sa retraite.
   Mais dénonciation vaine car fatalité quasi génétique. "j'ai eu le frisson" avoue la pure Yokiko évoquant le moment où elle s'est assise au comptoir en remplacement de sa mère. La morale c'est qu'il faut se soumettre à un monde inexorable. "Vivre c'est souffrir" avertit la mère. L'exhortation de la fille au médecin à "sauver ces filles des épreuves et du malheur" plutôt que de chercher à faire carrière n'est que pour mieux mettre en valeur par contraste la loi de la jungle, à laquelle elle finit par
passionnément se soumettre. Au point de renoncer à sa vie amoureuse.
   Le film est à l'aune de ce régime constatif. Il n'ouvre aucun horizon. Ce que surcommente la sourde mélancolie de l'accompagnement musical, genre hollywoodien avec orgue électronique, vibraphone, violons, guitare hawaïenne, harpe et contrebasse. La réalité contextuelle se limite à l'animation de quelques figurants à l'arrière-plan en profondeur de champ, qui tient lieu d'effet de réalité, un vieux souvenir du magnifique travail, notamment de la bande-son, de Conte des chrysanthèmes tardifs à cet égard. Comme s'il fallait censurer la complexité pour mieux s'en tenir à la thèse. Par exemple, scène de rue devant la maison Izutsuya, unique plan d'extérieur, un groupe de quatre musiciens s'arrête en chantant devant la grande porte. À l'arrière-plan en profondeur de champ à droite, un couple d'inconnus se dispute violemment.
   L'intérieur relève du praticable de théâtre et non de l'espace filmique, toujours tributaire, lui, du hors-champ et du flux pelliculaire. Champ profond compliqué de portes coulissantes et de surcadrages forment un labyrinthe domestique où se cognent les protagonistes, méconnaissant que la pellicule est par elle-même autrement labyrinthique. Une caméra mobile va disqualifiant hors-champ et montage. Des angles gratuits imposent une esthétique statique, dédiée au seul plan. Tout se tient dans les limitations scéniques du décor. Les sarcasmes du nô au sujet de la prétention des vieux aux amours jeunes sont ostensiblement perçus par les protagonistes. Autant les deux jeunes s'en amusent, autant le visage de la mère traduit son tourment. Surenchère d
'anthropomorphie scénique. Un montage parallèle, semble-t-il, eût pu donner chance à l'écriture par un jeu tabulaire, indépendant de la causalité narrative et de l'expression des sentiments hypostasiant des êtres de celluloïde. C'eût été alors au spectateur de tirer librement des conclusions du rapport entre deux plans non raccordés. De même que, pour écouter sans être vue, Hatsuko espionnant sa fille est montrée tendant l'oreille, comme dans le pire Boulevard, à demi-dissimulée à l'arrière-plan (l'accompagnement musical étant ici en revanche heureusement tenu par la musique de la pièce qui continue off). Bien qu'il ne soit pas exclu qu'il s'agisse d'humour inabouti à considérer certains témoignages de l'œuvre d'avant-guerre (voir Conte des chrysanthèmes tardifs). Quant à la dernière scène du film, d'un certain point de vue admirable, elle sent pourtant ses planches. Les geishas parées de leurs kimonos chamarrés se dirigent lentement vers la sortie. Ayant croisé Chiyoko, la jeune sœur de la cancéreuse morte depuis, venue de sa campagne supplier qu'on l'engage comme geisha, elles grimpent sur leurs ghwetas de bois dont le son rythmé accompagne la conclusion prononcée par l'une d'entre elles : "Des filles comme nous, il en existera toujours." Le plan de l'unique extérieur ferme le film en mode nuit comme il l'avait ouvert en jour. Bref, cet opus me semble bien moins libre que le précédent Musiciens de Gion. 24/07/21 Retour titres