CINÉMATOGRAPHE 

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Kenji MIZOGUCHI
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Conte des Chrysanthèmes tardifs (Zangiku monogatari) Jap. VO N&B 1939 146' ; R. K. Mizoguchi ; Sc. Matsutaro Kawaguchi et Yoshikata Yoda d'apr. le roman de Shofu Muramatsu  ; Ph. Yozo Fuji et Minoru Miki ; Mont. Koshi Kawahigashi ;  Déc. Hiroshi Mizutani ; M. Shiro Fukai et Senji Ito ; Pr. Shochiku Eiga ; Int. Shotaro Hanayagi (Kikunosuke Onoe), Kakuko Mori (Otoku), Gonjuro Kawarazaki (Kikugoro Onoe, le père adoptif de Kikunosuke), Yoko Umemura (son épouse), Kokichi Takada (Fukusuke Nakamura), Tokusaburo Arashi (Shikan Nakamura), Kinnosuke Takamatsu (Matsusuke Onoe), Nobuko Fushimi (la geisha Eiryu), Kikuko Hanaoka (la geisha Yoneko), Benkei Shiganoya (Genshun le logeur de Kikunosuke à Osaka), Yonoko Mogami (Otsuru, sa fille).

   Ère Meiji. Héritier par adoption d'une célèbre dynastie d'acteurs de kabuki, mais piètre acteur,
Kikunosuke est maintenu, sans être dupe, dans l'illusion par un entourage flatteur au "jeune maître". Il s'attache à Otoku, la nourrice du fils légitime des parents adoptifs, seule osant la vérité tout en l'encourageant à travailler pour devenir digne du grand maître Kikugoro Onoe, son père adoptif, directeur d'une troupe de théâtre à Tokyo. Mais soupçonnée d'intriguer pour s'élever par mariage, la nounou est congédiée. Elle se retire secrètement dans un faubourg de Tokyo chez un parent horticulteur. Kikunosuke vient lui exprimer son désir de l'épouser. Devant l'opposition paternelle, il quitte la maison familiale en pleine nuit afin de retrouver la jeune femme, dont la porte lui reste interdite par crainte du grand-maître. Kikunosuke est accueilli sous un faux nom à Osaka dans le théâtre de son oncle Tamizo, qui le soutient contre l'avis du comité de la troupe. Otoku débarque après un an pour vivre avec lui, lui redonnant courage au moment où il perdait confiance en soi. Mis à l'écart à la mort subite du patron, Kikunosuke est redirigé sur les tournées de province. Quatre années durant lesquelles, soutenu par sa compagne, il se perfectionne. Cependant le théâtre ambulant est supplanté par une troupe de lutte féminine sumo. La misère consécutive détériore la santé d'Otoku. Kikunosuke est admis, à la demande de celle-ci, dans le théâtre de son ami Fukusuke, croisé à Nagoya lors d'une tournée. La jeune femme promet en contrepartie de se retirer à Osaka pour ne pas compromettre la carrière du cher acteur. Lequel se révèle remarquable comme oyama (rôle de femme) sous la figure de la courtisane Sumizome. Il est admis à réintégrer la troupe à Tokyo du père adoptif, mais doit à contrecœur se résigner à laisser Otoku à Osaka, où elle réintègre à son insu leur ancien logement. Kikunosuke fait un triomphe lors d'une représentation dans cette ville. Au moment où doit avoir lieu la parade triomphale des comédiens dont il tient la place d'honneur à la proue d'un bateau, Genshun, son ancien logeur, vient annoncer que sa locataire est au plus mal. Kikugoro accordant son pardon insiste pour que son fils adoptif court au chevet de la malade, à laquelle il reconnaît que les progrès spectaculaires sont entièrement redevables. Dès lors qu'elle se sait admise dans la famille, Otoku renonce à son héroïque sacrifice. Mais elle insiste pour que celui qui doit y être glorifié ne manque pas la parade sur l'eau. Elle rend l'âme pendant qu'il est acclamé par la cité.
  
   Mélodrame humaniste, par certains experts reconnu comme étant au sommet de la carrière du maître. On peut y souscrire moyennant un examen critique qui puisse situer la position d'une œuvre étayant un tel sommet. Une œuvre engagée contre le servage de fait de la femme dans la société japonaise d'alors mais perdurant dans la pratique de l'amour vénal, thématique chère à Mizoguchi, et corrélativement contre la famille patriarcale, qui opprime aussi bien les hommes. Ce qui est particulier à ce film c'est la révolte d'un homme, Kikunosuke, entraînant un douloureux apprentissage. "Je ne veux pas être l'héritier, déclare-t-il, ni appartenir à la famille !" C'est si scandaleux que la mère adoptive se tourne craintivement vers son époux qui se tient hors-champ comme toute figure totalitaire. Même jeu par rapport à Morita, l'oncle qui, après la dissolution de la troupe itinérante, emportera la décision de confier un rôle à Kikunosuke et d'exiger pour cela l'effacement d'Otoku : on s'adresse à lui hors-champ. La cause des femmes est bien aussi celle des hommes. Ce n'est pas un hasard si le protagoniste doit son succès au rôle de la courtisane Sumizone, instrument de la vengeance de l'esprit du cerisier magique contre l'empereur. Curieusement circule l'idée de l'inconsistance du personnage, alors qu'il fait, seul de son sexe, preuve de courage dans une œuvre où l'image des hommes est plutôt lamentable. Voyez-le foncer résolument sur le costaud chargé de faire évacuer la troupe pour faire place aux lutteuses et le gifler. C'est un des mérites de ce film de ne pas isoler l'oppression féminine des autres méfaits du patriarcat. On ne peut pourtant ignorer que la famille traditionnelle est finalement gagnante dans l'histoire. "Je vois maintenant que dans le kabuki, un bon nom de famille est essentiel" plaide Otoku pour l'engagement de son compagnon.
   Car le risque est que le plaidoyer discursif prenne le pas sur l'écriture et sa capacité à dépasser les conditions de la joute verbale. L'idéal serait que le cinéma ne fût pas le simple instrument d'un plaidoyer, mais un moyen de faire avancer la cause en s'émancipant du cadre épistémologique qui, en même temps qu'il légitime la domination masculine, est la condition de possibilité de sa critique. 
   Ce qui, globalement,
lui est contraire dans l'œuvre à mon sens, surtout dans la dernière période, est la complaisance à la surenchère, qui va de plus en plus émoussant le tranchant du dessein artistique après le choc de la défaite militaire du pays. La tendance est déjà-là, dans la profusion des dialogues, qui apportent de l'eau au moulin argumentatif. Elle l'est aussi dans les stratégies d'anticipation du récit. "Nous avons encore de quoi survivre quelques jours" remarque Kikunosuke... Quinte de toux d'Otoku en réponse. "On peut encore espérer un coup de chance, ajoute-t-il"... Redoublement des spasmes. Pire, alors qu'Otoku a pris la décision intérieurement de ne pas accompagner l'homme de sa vie à Tokyo, les dénégations se multiplient : "Je reviens tout de suite [...] - Reviens vite ![...] - Fêtons cela quand je reviendrai. [...] Je serai vite là !" Elle le suit du regard tandis qu'il s'éloigne avant de s'effondrer en larmes. Y succède la scène de la gare où, l'ayant cherchée en vain, il doit monter dans le train sans elle. Pendant le voyage, Morita, l'oncle, et Fukusuma, l'ami, arrivent tant bien que mal à persuader la nouvelle recrue que c'est pour le bonheur d'Otoku qu'il doit renoncer à elle : "Rends-là heureuse en devenant un grand acteur", arguent-ils de manière retorse. Néanmoins, tandis qu'il commente pathétiquement la lettre qu'elle lui a laissée : "Otoku, folle, où es-tu ?", Fukusuke sanglote à l'avant-plan. On n'est pas loin du cliché mélodramatique hollywoodien.  
   Et pourtant, c'est parfois alors, en 1939, presque indécidable. Kikunosuke étant assis sur ses talons gauche-cadre au chevet d'Otoku mourante, seule éclairée, étendue au centre sur le tatami le long de l'axe de la caméra, les pieds au ras du bord-cadre inférieur, de l'autre côté symétriquement se tiennent Genshun et sa fille Otsuru dans l'ombre. Le logeur tout en rafraîchissant la malade de son éventail s'est muni d'un mouchoir pour censément se tamponner le visage, en réalité éponger des larmes. Un geste qui ponctue chaque étape du déchirant dialogue allant crescendo dans le pathos. La caméra s'en mêle en rejetant bientôt par panoramique Otsuru hors-champ. Genshun ainsi isolé dans le coin finit tout à fait recroquevillé sur lui-même. Mais Kikunosuke a pris le relais, éssuyant le visage de la malade puis se mouchant du même linge. C'est à la limite de la progression comique et d'autant dédramatisant. Mais cela reste ambigu avec un tel dialogue, qui insiste lourdement sur le bonheur de se retrouver après la parade afin d'accentuer, comme au théâtre, le tragique d'une fatalité contraire. On dirait que Mizoguchi n'ose pas casser le mélo bien qu'il en pressente les moyens. Il y a pourtant un précédent plus clair de dédramatisation comique lors de la seule dispute entre Kikunosuke et Otoku. Elle refuse de lui donner de l'argent pour une sortie. Il la gifle. Durant la violente querelle qui précède, une tête inconnue émerge un court instant à deux reprises au-dessus d'un paravent derrière eux. Après la gifle cette espèce de guignol sort à pas de loup et disparaît hors champ.
   Surtout que le récit fait preuve d'une retenue exemplaire dans le traitement de l'expression des sentiments les plus intenses. Nul geste tendre chez ce couple dont le trajet seul témoigne d'un amour profond. Il suffit, 
avant qu'elle ne se sache acceptée par la famille, de ce lapsus de la mourante : "Chéri, pars s'il te plait... je veux dire, jeune maître, s'il vous plaît, partez". Ou bien, réciproquement, d'une situation muette : de retour dans la demeure familiale après cinq ans, Kikunosuke est attiré off par un son répétitif mal identifié vers où il se dirige accompagné en pano-travelling latéral dans un labyrinthe de shojis, ces panneaux mobiles légers tendus de papier translucide. Il s'agit du petit frère maniant assis par terre une crécelle, qui ne le reconnaît pas. Mais autre chose l'intrigue : des signes d'activité émanant d'une pièce à l'arrière-plan. Dos-caméra en plan moyen fixe il s'en approche avec précaution, et reste en arrêt dans l'entrée qu'il bouche de son corps avant de s'avancer de quelques pas. Basculement d'axe à 180° au changement de plan, dévoilant ce qu'il cachait : au premier plan un cuisinier en train de découper une pastèque. C'est donc la cuisine où il fut surpris avec Otoku dégustant familièrement une pastèque par lui-même découpée, point de départ de la dégringolade. Le temps qui sépare les deux scènes est dramatisé du fait que le petit Kozo a oublié son frère adoptif. Tout ce jeu de signes visuels et sonores est l'expression du désir. C'est sous des traits tout aussi ténus qu'est suggéré celui d'Otoku dès le départ. Le fait, par exemple, en alléguant qu'"il est rentré tôt et doit dormir", de cacher à sa patronne qui l'intercepte à deux heures du matin que, rencontré dans la rue où elle était sortie pour calmer le nourrisson, Kikunosuke vient de la quitter. Le dialogue est en soi bien plat en comparaison, sauf s'il y a dissociation entre le contenu et l'intonation. Ainsi, prononcés par le même entre deux tranches de pastèque ces mots brûlants sur le ton du constat : "Pour la première fois de ma vie, j'éprouve un sentiment agréable qui me va droit au cœur. Ce sentiment qu'on a à boire l'eau fraîche d'une vallée après avoir parcouru des chemins de montagne en été. [...] sur scène je suis en quelque sorte rassuré. j'imagine que tu es là pour me regarder, que c'est pour toi que je joue." 

   Une retenue accrue par le sens de l'économie. C'est pour avoir vu son petit frère dans les bras d'une autre nourrice que Kikunosuke est, à sa question, informé du renvoi d'Otoku. La vigueur de sa réaction se mesure à ceci que, lancé séance tenante à sa recherche, il a manqué au devoir d'assister à la réception officielle de ses parents, pour laquelle sa "mère" lui recommandait de se conduire comme le fils de Kikugoro. Celui-ci, chapeauté, a revêtu un frac pour la circonstance, scène au seuil de la malice encore une fois. En parallèle, les graines qu'Otoku distribue à la volaille chez l'horticulteur sont contenues dans un cornet formé d'une feuille de journal annonçant le programme de la troupe de Kikugoro (gros plan sur l'annonce, qui a attiré son œil à l'intérieur du cornet, qu'elle a déplié). Une patronne de maison de thé vient alors l'avertir qu'un client la demande : Kikunosuke l'a retrouvée. Le raccord n'est pas causal mais associatif, tout dédié au désir.
   Le meilleur est en effet dans les ressources de l'image et du son eux-mêmes, quand ils ne sont ni commandés par le dialogue ni soumis à la téléologie narrative. Alors qu'emporté dans le train de Tokyo Kikunosuke se laisse peu à peu dissuader de garder celle qu'il aime, en parallèle, en plan d'ensemble fixe, dans une ruelle déserte prise en enfilade, une femme se dirige à pas somnambuliques, dos-caméra, vers l'arrière-plan en profondeur de champ dans la nuit traversée d'un cri de petit métier de rue, puis pénètre à droite dans une maison. La suite révèle Otoku, de retour dans la chambre déserte chez Genshun. Durant ce court trajet dans la ruelle, une porte à droite au premier plan s'est entrouverte à deux reprises d'arrière en avant par rapport à la caméra, comme si l'on observait l'arrière-plan en se cachant du spectateur. Solitude, désespoir, et confrontation à l'environnement social, tout est là. Sans l'intrusion du narrateur qui ventriloque par ailleurs les dialogues,
l'image parle d'elle-même. La cruauté des situations est à-même l'écran sans passer par le jugement. Pendant l'admonestation d'Otoku précédant son congé un panoramique gauche-droite quitte la scène. Une voix féminine off fredonne une berceuse. La caméra découvre une servante debout berçant Kozo dans ses bras, le cou tendu vers la scène, trois autres étant assises à l'arrière-plan dans une pièce contiguë. La patronne hors-champ : "Pourquoi t'occupes-tu autant de Kikunosuke ?" La nourrice occasionnelle passe dans la pièce au fond toujours chantonnant, et disparaît à gauche derrière un panneau. Reste le trio. hors-champ : "Il est l'héritier du maître actuel..." Mais, suivie en panoramique inverse à travers le shoji qui la sépare du centre dramaturgique de la séquence, hors-champ côté caméra, la curieuse circule de droite à gauche (hors-champ : "Ne chercherais-tu pas..., etc."), puis changement de plan par axe inverse revenant à la scène principale, en plus serré, donc au point de vue intense de la femme au nourrisson dont le chant insiste hors-champ. Non seulement Otoku est déjà remplacée, mais la remplaçante, elle-même précaire puisque trois autres attendent, tournoie comme un rapace autour du lieu d'exécution en règle.
   Il en va de même des sons qui accompagnent l'action sur le mode de la coïncidence signifiante. Les sons délicats des clochettes à vent achetées par Kikunosuke dans la rue à deux heures du matin s'attachent aux pas des futurs amants. Mais aussi trahissent la présence éveillée de l'homme censé dormir selon les dires d'Otoku. Les variations du halètement de la locomotive épousent les tensions du dialogue serré qui doit faire plier Kikunosuke.
Des chœurs d'enfants accompagnent les efforts en ville de Kikunosuke pour retrouver Otoku, les tambours d'un groupe de moines visible à l'écran quand il est sur le point de la retrouver. Un chant féminin hors-champ honore l'accomplissement de l'amour lors de l'installation d'Otoku chez Kikunosuke. C'est le croassement d'un crapaud qui en revanche contrepointe la scène de la gifle. "Ton bateau t'attend" dit la moribonde dans un souffle salué par un gazouillis d'oiseau. Les cris des rues, le choc d'outils des petits métiers, les percussions de baguettes annonçant le début ou la fin d'une représentation théâtrale tout en crédibilisant l'espace sonore urbain, s'offrent en permanence au jeu de la coïncidence en puissance de sens. Ce sont donc des sonorités diégétiques qui tiennent lieu de musique auxiliaire, nous épargnant le plus souvent le dictat du commentaire mélodique extradiégétique. Et même si musique il y a, sa source reste indécidable. La boite à musique accompagnant la sainte toilette de Kikugoro en vue de la réception auquel n'assistera pas l'héritier pourrait être un accessoire du décor. Une ambiguïté propre à nettoyer l'ironie légère de son dogmatisme intrinsèque. 

   L'univers de la fiction se contient ainsi dans l'autonomie de l'immanence. La caméra toujours tenue à distance respectueuse, dans le refus de l'intrusion subjective du gros-plan et du champ-contrechamp. Le travelling latéral accompagne le trajet d'un personnage sans anéantir les obstacles qui peuvent s'interposer à intervalles. S'il passe derrière un mur, il sera rattrapé plus loin. Néoréalisme avant la lettre, la capture d'actions adventices dans la profondeur de champ relativise l'action principale. Le plan séquence, qui participe de la méthode naturaliste en capturant au passage un riche environnement sonore et visuel, limite en même temps l'intervention de la main du monteur. 
   Plus interpellant, au total, que questionnant, ce long métrage, dont l'audace et même la modernité sont indiscutables, concerne davantage la filmicité du récit que celle d'une écriture. C'est dire que, respectueux des conditions de la représentation, il reste cramponné au propos, au lieu de le laisser déraisonner au gré des opportunités multiples offertes par les ressources de son langage-même. 
10/11/21 Retour titre