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Friedrich Wilhelm MURNAU
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Le Dernier des Hommes (Der Letzte Mann) All. Muet N&B 1924 95', version allemande parmi les trois existantes, restaurée, 2002 ; R. F.W. Murnau ; Sc. Carl Meyer ; Ph. Carl Freund ; Déc. W. Röhrig, R. Herlth ; M. Giuseppe Becce, reconstituée par Detlev Glanert ; Pr. Erich Pommer/UFA ; Int. Emil Jannings (le portier), Maly Delschaft (sa fille), Max Hiller (le fiancé), Emilie Kurz (la tante du fiancé).

   Le portier de l'hôtel de luxe
berlinois Atlantic se sent, sous ses favoris et son uniforme galonné, investi d'une mission capitale. Mais devenu trop vieux il est relégué aux lavabos et doit restituer sa livrée, au moment même où il perd son seul soutien, sa fille unique qui se marie. Il revient la nuit pour voler l'attribut prestigieux dont on l'a spolié, et le porte chez lui pour ne pas déchoir auprès des siens et du voisinage, quitte à le laisser en dépôt à la consigne de la gare pendant la journée de travail. La nuit suivante, qui est celle des noces et de l'alcool, lui apporte l'oubli. Il doit pourtant gagner son poste dans les sous-sols de l'hôtel. Mais la tante de son gendre lui portant son frichti découvre avec horreur la déchéance.
   Celui qui était respecté de tous essuie le mépris des
voisins puis est chassé par sa belle-famille. Il rend l'uniforme avec la complicité du veilleur de nuit. Mais un carton annonce qu'un épilogue heureux a été substitué délibérément à la fin lamentable. Un millionnaire dont il assista l'agonie dans les toilettes lui a légué sa fortune. Au restaurant de l'Atlantic il régale le veilleur de nuit puis part en calèche avec un mendiant que le portier en titre voulait chasser.

   On a parlé de réalisme expressionniste à propos de ce film : tendance "kammerspiel" du scénariste Carl Meyer et facture expressionniste de Murnau. Cette dénomination classifie bien, mais elle a le défaut d'embrouiller le véritable enjeu artistique
(1) du film. Certes les préoccupations sociales donnent un cachet de nécessité à l'intrigue. On y voit la fragilité morale du petit peuple et l'action inflexible du pouvoir économique. Le contraste entre l'immeuble d'habitation du portier et l'hôtel, comme entre le portier triomphant et le portier déchu est flagrant à cet égard. Lorsque, de plus, l'homme vient lui exprimer son désespoir, le directeur de l'hôtel littéralement s'en lave les mains, ce qui n'empêche qu'on l'honore une fois riche en ce même lieu, comme il se doit.
   Mais au-delà de l'argument social, il s'agit d'une épopée, où des figures plus grandes que nature et même démesurées dans leur jeu confinant au grotesque, évoluent dans un contexte poético-fantastique. Le portier est un monarque soudain désavoué puis remontant sur le trône à la faveur d'une révolution de palais. La capote chamarrée du chef militaire, la prestance du personnage, le public respectueux et le geste
royal dans la calèche le soulignent. Parée de tous ses glorieux insignes, la fameuse livrée est un objet sacré, doté d'une vie indépendante. Suprême sacrilège :
le bouton arraché par l'employé chargé de déshabiller le pauvre portier hébété par la décision du directeur. Véritable dégradation militaire, le bouton est cadré à terre comme une décoration arrachée.
   Il a été remarqué avec raison la valeur emblématique de cette scène relativement au désarmement de l'Allemagne par la France faisant suite à l'humiliante capitulation de Dix-huit. Sous un éclairage magnifiant, la fille du portier manipule le vêtement avec respect en le maintenant très haut au-dessus d'elle pour témoigner sa
déférence. Suspendu dans le placard du directeur, il apparaît dans un léger brouillard mystérieux, puis illuminé comme un Graal, lors de sa restitution nocturne.
   La magie du décor repose, premièrement, dans la première séquence, sur le tournoiement lyrique des allées et venues de l'hôtel, imprimé par la porte à tambour qui, continûment actionnée, semble ordonner le mouvement des passants où plutôt des
parapluies qui les transfigure en créatures fantastiques ; deuxièmement sur la présence anthropomorphique des immeubles stylisés aux mille yeux lumineux, s'étageant d'une part dans la profondeur de champ et d'autre part réverbérés par l'asphalte humide. Mais dans un espace palpable et quasiment solide, toujours saturé de brouillard d'eau ou de fumée.
   Point de réelle différence d'univers avec celui du rêve ou du fantasme. À part les effets techniques d'anamorphose, pas de rupture esthétique sensible avec le rêve où le portier se voit soulever d'une main une malle au milieu des grooms
éberlués ou avec l'hallucination d'un immeuble s'abattant sur lui après la destitution, ni même avec les surimpressions des visages sarcastiques des voisines.
   La vocation véritable du rêve ou du surnaturel n'est pas cependant d'exprimer quelque idéal d'opérette, mais plutôt de crypter le tragique gisant derrière les apparences.
On a déjà noté les parapluies peuplant la ville. Ils évoquent les ailes membraneuses des vampires. Fuyant la vision d'épouvante que représente à ses yeux les nouvelles fonctions de son parent par alliance, la tante tout de noir vêtue semble en s'éloignant de dos comme une chauve-souris voleter derrière une vitre de séparation puis s'enfoncer dans l'ombre du sous-sol. On observe également dans la même veine la présence de figures arachnéennes, sous la forme d'un renfort étayant mutuellement en les reliant l'immeuble misérable du portier et celui d'en face, ou encore des lustres de l'hôtel. L'approche frontale en profondeur de champ du veilleur de nuit surmonté d'un lustre tentaculaire dans un contexte de démesure s'apparente au mauvais rêve. Ce qui émane de la personnification de la ville alentour comme bloc saturé, où palpable et impalpable se confondent, relève de la sourde menace.
   L'outil approprié au déploiement d'un tel univers est la profondeur de champ, qui permet, en économisant le temps du récit, de concentrer en enfilade plusieurs actions simultanées, laissant deviner d'autres activités mystérieuses au-delà du seuil de
distinctivité. Le foisonnement dynamique des images échappe ainsi au contrôle rationnel. Mais ce ne sont là que quelques pistes arrachées à un admirable tout indissociable. Aucun carton ! Ce qui prouve bien la contingence des mots dans l'écriture filmique.  24/05/03 Retour titres