CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Quentin DUPIEUX
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Le Daim  Fr. 2019 77' ; R., Sc., Ph., Mont. Q. Dupieu Son Guillaume Le Bras Déc. Joan Le Boru ; Cost. Isabelle Pannetier ; M. emprunts divers ; Pr. Atelier de production, Arte France Cinéma ; Int. Jean Dujardin (Georges), Adèle Haenel (Denise).

    Délivré d'une 
vie conjugale francilienne, le quadragénaire Georges, en route pour les Pyrénées, se débarrasse tant bien que mal de sa veste de velours côtelé en la plongeant dans la cuvette des WC d'une station-service, avant, pour la somme insensée de 7500 Euros, de prendre possession d'un blouson de daim d'occasion déniché aux petites annonces, avec en prime un caméscope numérique.
   Le fugitif loue une chambre dans un hôtel de montagne isolé et, tout en s'essayant au joujou numérique, simule un dialogue avec le blouson, dont le rêve est d'être le seul blouson au monde, rêve auquel répond celui de son propriétaire : être le seul au monde à porter un blouson. Le compte bancaire suspendu par sa femme, il emprunte de l'argent à Denise, la barmaid, pour le prétendu tournage d'un film dont la production est bloquée en Sibérie. 

   Justement monteuse amateur, Denise s'empresse de le dépanner, et ce d'autant que le cinéaste en herbe lui propose de monter son film ; ce qui lui permet surtout de s'acheter des bottes en daim. La monteuse est séduite par les prises dont le blouson est le centre. Bientôt des scènes où les gens se débarrassent de tout blouson en promettant de n'en plus porter de leur vie, mais que l'opérateur fera réellement disparaître dans un grand trou.
   Cependant Denise est à sec et la tâche semble insurmontable. Georges résout le problème à s'enregistrer assassinant les porteurs de blouson au moyen d'une pale de ventilateur arrachée au plafond de sa chambre puis aiguisée. Admirative de ces faux simulacres sanglants, Denise s'endette pour offrir à l'artiste un pantalon cent-pour-cent daim, puis s'improvise productrice du film grâce à cinquante-mille euros soutirés au père, et qu'elle entend gérer elle-même sachant depuis le début le réalisateur affabulateur. Lequel ne se laisse convaincre que moyennant une paire de gants en daim. Avec le chapeau de daim dérobé sur le cadavre d'un employé de l'hôtel suicidé, puis les bottes, la panoplie est complète. Alors qu'il se laisse filmer par Denise dans la montagne, il est abattu comme un vulgaire cervidé par le père d'un adolescent qu'il avait malmené parce qu'il le dévisageait avec insistance. Denise dépouille le cadavre du blouson, qu'elle filme avant de l'enfiler.

   U
n scénario si parfait qu'on est amené à se demander ce qui peut encore relever du cinéma. Voyage dans un monde préœdipien, dominé par le principe de plaisir. Un immature affectif organise son égo autour d'un talisman. Ce qui entraîne force cocasseries, reposant sur l'indifférenciation de l'ordinaire et de l'extravagant, plus spécifiquement du banal quotidien et du sanguinolent. En somme comme si tout était fiction. En apparence, la logique de Georges entre en conflit avec celle du monde normal, pour lequel un chat est un chat, et donc daim le daim, d'où élimination de l'hybride comme aberration sociale. Mais ce qu'on prenait pour le monde sérieux n'est rien d'autre que le prolongement du monde infantile. Le tueur du pseudo-daim est un beauf' promenant un fusil à lunette dans son 4X4, et Denise, qui semblait avoir les pieds sur terre, s'empresse de s'emparer, avec le caméscope, de l'objet fétiche sans même jeter un regard au cadavre. On se croyait en sécurité, mais point de véritable garde-fou.

   La difficulté est d'assumer le registre d'humour noir autrement qu'en s'appliquant à illustrer par le filmage un discours préexistant. 

   Avec ses incessantes petites corrections du cadre et ses angles en déséquilibre, ses recadrages et ses jeux de point, la caméra à l'épaule impose un filmage de proximité assez paradoxal, comme d'une méticuleuse enquête n'ayant pour objet que des simulacres. On pourrait parler-là d'énonciation ironique.

   Dédié globalement à la continuité chronologique, le montage sort tout de même de l'espace-temps naturaliste par certains plans de coupe. Tel celui des images mentales de Georges se voyant filmer la montagne en cherchant une réponse à la question gênante d'une consommatrice du bar concernant son métier, ou cet autre, itératif, d'un vrai daim dans la nature. Ce dernier appartient aussi à la rhétorique de l'imaginaire d'une force sauvage mise au compte de la naïveté du détenteur de la précieuse peau. Les deux plans sont du reste associés d'autre façon par le truchement extradiégétique d'une flûte indienne ou supposée telle, leitmotiv musical aussi bien du blouson, qui nous transporte par réminiscence tout droit dans l'atmosphère fantastique d'un autre hôtel, celui de Shining, construit dans les Rocheuses sur un cimetière indien. Le blouson s'en trouve paré d'envoûtement et l'égocentrisme meurtrier de son propriétaire associé à la démence de Jack Torrence alias Nicholson.
   La musique auxiliaire en mode parodique module la simple scénarisation du script. Scandant l'action à intervalles et
conclu sur un accord pianistique, le chorus, avec cordes, cuivres et voix traitées, en progression sur deux timbres et trois étapes séparées par un bref suspens, ironise le suspense de thriller. Et au dénouement, sur des accents très morriconiens, la trompette en sourdine emprunte à la dérision du genre Spaghetti. 

   C'est donc surtout, me semble-t-il, par des subterfuges que le scénario devient film : une énonciation paradoxale, quelques effets de rupture d'un montage globalement au service de la continuité narrative, une interfilmicité subreptice, le commentaire directif de la musique auxiliaire. Ce qui n'ôte rien au plaisir d'un divertissement qui doit beaucoup, outre le scénario, au jeu des acteurs d'un naturel fascinant, comme s'ils authentifiaient par délégation, en se dédoublant, leur empreinte pelliculaire. 02/11/22 Retour titres