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Stanley KUBRICK
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Shining (The Shining) GB VO Dolby 1980 115' ; R., Pr. S. Kubrick ; Sc. S. Kubrick, Diane Johnson, d'après Stephen King ; Ph. John Alcott ; M. Bela Bartok, Pendereski, Ligeti... ; Son Ivan Sharrock ; Int. Jack Nicholson (Jack Torrance), Danny Loyd (Danny), Scatman Crothers (Hallorann), Barry Neslon (Ullmann), Philip Stone (Grady).

   Accompagné de son épouse Wendy et de leur fils Danny, l'écrivain Jack Torrance passe la morte saison comme gardien dans un hôtel de montagne construit à l'orée du siècle dans le Colorado sur l'emplacement d'un cimetière indien. Doté de pouvoirs extrasensoriels ("the shining"), Danny communique avec son double Tony, qui refuse de séjourner en ce lieu. Le fait, cependant, qu'un précédent gardien du nom de Grady ait haché menu son épouse et ses filles jumelles n'impressionne guère Jack : il ne veut qu'être tranquille pour écrire cinq mois durant. Hallorann (évident écho de Halloween), le chef cuisinier, est doté des mêmes pouvoirs que Danny, qu'avant de partir il rassure sur le caractère hallucinatoire de possibles apparitions tout en le mettant en garde contre la chambre 327. En raison d'une tempête de neige, les communications sont bientôt coupées.
   Jack, qui ne supporte pas d'être dérangé par sa femme quand il écrit, devient de plus en plus irascible. Une vieille rancœur se ravive qui prend bientôt des proportions démesurées. Tandis que Danny tombe sur les défuntes jumelles au détour d'un couloir, Jack trouve le bar ouvert et l'hôtel animé comme en pleine saison mais revenu aux années
vingt. N'ayant pu cependant résister à la curiosité, Danny a failli être étranglé par la mystérieuse occupante de la chambre 327. Inquiet en outre du comportement de son père, le petit garçon appelle par télépathie Hallorann au secours, qui se met en route.
   Wendy découvre avec terreur que Jack se contente d'écrire des dizaines de pages entières de la même phrase
stupide. Dans l'intervalle il va visiter la fameuse chambre où une jeune femme sortie nue du bain s'offre à lui. Mais pendant qu'il l'étreint, elle se transforme en morte-vivante. Dissimulant cet épisode à Wendy, il continue à fréquenter le bar où il reconnaît dans un serveur le personnage de Grady, lequel l'encourage à punir sa femme et aussi son fils dont il divulgue l'alerte télépathique comme dangereuse pour sa tranquillité d'écrivain. Après avoir saboté la communication radio et la chenillette de l'établissement, Jack poursuit femme et fils armé d'une hache. Wendy sauve sa vie en lui plantant un couteau de boucher dans la main tandis que Danny prend la fuite. Hallorrann est entre-temps massacré en débarquant de sa chenillette. Puis Jack se lance aux trousses du garçonnet. Mais semé dans le labyrinthe du jardin il mourra de froid, la mère et l'enfant lui ayant faussé compagnie en chenillette.

   Le fantasme de base
(1) repose en grande partie sur la figure du double, souvent rattachée au fantastique en tant que manifestation antinaturelle quand elle ne relève pas de la schizophrénie, comme Danny conversant avec Tony : son propre reflet dans le miroir. Ce qui préfigure les crises de démence du père, lui-même confronté - en présence du fils - à son reflet dans une composition particulièrement suggestive parce qu'elle brouille la frontière entre réel et image spéculaire. Alors que le miroir ne renvoie que l'image du haut du corps, le bas est complété par un pantalon jeté sur un meuble.
   Mais le dédoublement fantastique représenté par les jumelles est beaucoup plus troublant. D'autant qu'il s'étend dans le contexte par des figures de symétrie relevant d'autres instances. Non seulement le couloir où elles apparaissent à Danny en champ profond est ordonné au cadre (composition
quadratique) de façon à en souligner le caractère de symétrie bilatérale, mais le contrechamp y oppose de surcroît la symétrie du guidon de la petite moto à pédales se détachant sur fond flou. Quant à la symétrie de la salle de bain maudite, elle a clairement partie liée avec le thème de la mort comme écho malicieux au dédoublement à deux égards de la morte-vivante : découverte par Jack dans son reflet spéculaire, et présente dans la baignoire en même temps que dans ses bras.
   Sur cette fascinante base fantastique Kubrick fait feu de tout bois... du meilleur comme du pire. Parmi le meilleur : la démesure des volumes, qui semblent habités par des forces occultes dont Jack penché sur sa machine serait le minuscule
résonateur. Le parcours à la steadycam des vastes espaces intérieurs joue, dans les passages à angle droit, de l'inquiétant effet optique d'accélération (comme d'un mouvement étranger à la scène) de l'arrière-plan par rapport au premier plan. Mentionnons également la mise au point retardée pendant une fraction de seconde en profondeur de champ lorsqu'au bout du couloir les sœurs jumelles d'abord floues se font nettes aux yeux épouvantés de Danny.
   Certes, l'abus du flou est à proscrire comme figure-cliché de l'irréel. Mais c'est au moyen d'un léger flou de lumière diffuse associé à une profondeur de champ superlative que s'indique le
basculement de Jack dans le passé de l'hôtel.
   Certains effets frappants par eux-mêmes restent isolés, comme l'allusion au groupe Donner qui, pris par l'hiver, dut sa survie au cannibalisme durant l'épopée de l'Ouest, ou encore cette tête de l'allumeur de la chenillette arraché, telle une araignée
géante dans la main de Wendy. Les allusions à Psychose : le coup de batte dans l'escalier ou le rideau de douche qu'écarte lentement la main féminine, associés aux pizzicati hermanniens (de Bernard Hermann, le compositeur de Hitchcock) ont le mérite d'être transposées, mais une seule eût fait l'affaire : une citation est un éclair dont l'unique manifestation provoque une fulgurante liaison. Y insister c'est tomber dans le lourd discours à double entrée.
   Cependant, en liaison avec une débauche d'angles, de mouvements de caméra aériens, de surcadrages étouffants, de plans de coupe en leitmotiv
sanguinolents, de brouillages vertigineux des vecteurs naturels de l'espace, de brusques zooms sur un visage reflétant l'horreur du contrechamp, l'émotion est provoquée par une bande-son hystérique, comportant sifflements suraigus, glissandi, pizzicati, grincements d'archets sur cordes hypertendues, frémissement glacé des triangles et autres résonateurs métalliques ou cristallins, roulements sombres ou cadence cardiaque des tambours, avec des emprunts musicaux prestigieux, notamment à Musique pour cordes, percussions et célesta, chef-d'œuvre tragico-métaphysique de Bartok, à glissandi sur tambour associés à des aigreurs de célesta, ceci en cohérence avec le registre panique du développement symphonique général.
   Effets bœuf n'ayant d'égal que le physique de
momie de Wendy et la performance d'acteur de Nicholson, sans lequel (entre nous) l'œuvre paraîtrait bien fade. Tous les ingrédients ad hoc du genre sont mis à contribution. L'hôtel remonte au passé mythique du début du siècle, favorable à un imaginaire des morts-vivants, pour autant que la génération du spectateur est l'héritière directe du monde disparu dont le deuil cafouille encore. Les scènes du passé de l'hôtel ont cette fonction, et la dernière photo datée de 1921 où figure Jack en maître d'hôtel désigne, par une ultime pirouette rejaillissant sur le sens de l'œuvre, le fantôme réincarné.
   Le plaquage ostensible par incrustation de personnages sur le décor suggère un anachronisme
surnaturel, de même que le surcadrage au moyen des configurations du décor fait office de cadre photographique qui déréalise l'action, à l'instar de la scène de la salle de bain. Mais cet imaginaire se combine avec une autre mythologie funèbre qui, ne déployant guère ses virtualités, se limite à une référence accessoire : celle du cimetière indien dont la malédiction sous-jacente émerge dans les seuls motifs décoratifs couvrant murs et sols.
   Au total avec une parfaite maîtrise, Kubrick joue du registre des apriorismes efficaces avec un éclectisme débilitant. 25/11/04
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