CINÉMATOGRAPHE 

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Vittorio DE SICA
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Le Voleur de bicyclette (Ladri di biciclette) It. VO N&B 1948 85' ; R., Pr. V. De Sica ; Sc. Cesare Zavattini, d'après Luigi Bartolini ; Ph. Carlo Montuori ; M. Alessandro Cicognini ; Int. les acteurs non-professionnels Lamberto Maggiorani (Antonio Ricci), Enzo Staiola (Bruno), Lianella Carell (Maria). 

   Après deux ans de chômage, Antonio est recruté
colleur d'affiches à bicyclette, mais la sienne est au clou. Pour la dégager, sa femme sacrifie les draps familiaux : on peut très bien dormir à même le matelas. Mais la précieuse machine est volée pendant qu'il placarde une affiche juché sur une échelle. Avec son fils Bruno et des copains éboueurs municipaux, ils vont tenter d'en retrouver au moins les pièces détachées très tôt le dimanche matin au marché aux bicyclettes, piazza Vittoria. La majeure partie du film est consacrée à cette enquête. Le voleur est retrouvé mais sans preuves. Ricci entreprend alors, en lumière assombrie au prix d'un faux raccord, de dérober à son tour une bicyclette mais il est rattrapé sous les yeux de son fils. Cette issue lamentable et honteuse resserre pourtant les liens entre fils et père. 

   La méthode néoréaliste consiste, en première approximation, à conjuguer le drame intime avec le contexte social de la ville. Le beau visage osseux au regard limpide et le dos un peu voûté d'Antonio, contrastant avec la bouille ronde au nez en trompette de Bruno a quelque chose de très émouvant. La petite famille est d'ailleurs caractérisée par l'amour et la solidarité familiale. C'est Maria qui prend les choses en main s'agissant du Mont-de-piété, se comportant en femme responsable et non avec ses nerfs conformément au stéréotype de la
mamma : "c'est un événement" réplique-t-elle calmement à Antonio qui craignait une scène d'hystérie à propos du vol. À cause de cela, elle reste ensuite virtuellement présente même si elle disparaît très tôt du film.
   Les plans en montrent toujours un peu plus, soit derrière (
profondeur de champ), soit au-dessus ou au-dessous (le pavé par exemple), soit autour (plans très larges), de même que les sons hors champ étendent le champ sonore. Escaliers sordides, foule pressée des travailleurs serrés dans des files en semaine ou s'égaillant dans la vaste cité le dimanche. Tout cela suscitant des lieux divers : centre urbain, places, Mont-de-piété, fleuve, banlieue à demi-désertique, quartiers pauvres surpeuplés, marchés, bordel, réunion politique, logis de voyante, trattoria, répétition de spectacle de quartier (ou de corporation) en sous-sol, soupe populaire avec messe, stade, etc. , entraînant des fragments d'action indépendants de l'intrigue en tant qu'émergence de la réalité du monde environnant.
   Ce qui signifie qu'il n'est pas d'individu aussi isolé soit-il sans rattachement social. N'oublions pas que le titre original met "Voleurs" (Ladri) au pluriel. Le voleur n'opère pas en effet sans complices
; celui qui fait obstacle à Antonio se précipitant aux trousses du voleur ; cet autre qui, pour le fourvoyer, saute sur le marche-pied du taxi venu au secours d'Antonio. Et quand Ricci retrouve le jeune homme, il a affaire à toute une communauté contre laquelle il est impuissant. Mais surtout le volé peut aussi bien être amené à être voleur dans cette société de pénurie où il s'agit avant tout de survivre. Les voleurs de bicyclette représentent une véritable couche sociale de laissés pour compte. C'est finalement cette fragilité qui rapproche père et fils, se perdant main dans la main au cœur de la foule saturant le dernier plan.
   Ce qui introduit une dimension d'espérance et signe bien le propos néoréaliste, à ne pas se réduire au réalisme. Ce dernier repose sur l'idée naïve que le réel peut se capturer dans une chambre noire ou bien que les traces sur la pellicule sensible sont la même chose que la réalité physique dont elles sont l'empreinte. On sait au contraire qu'on ne peut prétendre égaler la puissance du réel que par celle de l'imagination. Or le réel est indivisible : il n'y a pas d'un côté la ville et de l'autre Antonio.
   La Rome du film n'est pas une entité géographique, historique, politique. C'est l'espace du drame d'Antonio. Le cinéaste prendra donc le contre-pied de la Rome convenue en morcelant la ville à l'image de la quête des Ricci. Le panoramique horizontal, mouvement dont le trajet ne peut s'extrapoler de son point de départ, est un opérateur éminemment déroutant à cet égard. Le drame cependant va jusqu'à déréaliser le monde urbain, qui devient parfois incompréhensible, vu à travers les vitres du camion sous la pluie ou dans l'incertaine lueur de l'aube.
   Ce qui confine au fantastique alors que sur la grand-place où les Ricci ont rendez-vous le dimanche avec les éboueurs, une myriade de balayeurs munis de leur outil à bout recourbé interprètent dans la pénombre matinale une symphonie concertante pour frottements doux.
   Par ailleurs, le réalisme se réclame du sérieux documentaire. Il se refuse à intervenir dans l'image par la moindre fantaisie. Le néoréalisme, lui, n'a pas ce scrupule stérilisant. Il ne répugne pas au mélange des genres. Le burlesque y a droit de cité comme source intense d'émotion. Il faut revoir la scène de la
trattoria pour se convaincre qu'une étude objective ne peut pas mieux caractériser l'enfance que cette vision tendrement moqueuse de la maladresse de Bruno. L'aspect humain du rapport entre père et fils ne saurait non plus être décrit par une vision comportementaliste (nonobstant ce que le néoréalisme doit à la littérature américaine). Et lorsqu'ils se présentent vêtus de la même salopette pour se rendre au travail, on est conquis par l'audace de la bouffonnerie.
   Le néoréalisme n'est pas non plus misérabiliste comme le serait une démarche obsédée de misère en soi. Car, ne serait-ce que pour donner un sens à la vie après la misère, la joie existe. Celle-ci éclate lorsque Antonio a trouvé du travail, par le lyrisme du trajet à bicyclette. Lyrisme des plans d'ensemble où le cycliste semble prendre son envol dans des trajectoires magnifiées par deux rangées d'arbres élancés et touffus, mais surtout du montage, qui fait alterner ceux-ci avec les détails d'un visage épanoui.
   Il faut souligner que le rapport entre le détail et l'ensemble, grâce à un montage ménageant des raccords dans l'axe entre des plans de grosseur contrastée, produit une dynamique de l'indivisible. Enfin, le cycliste accompagné en panoramique
(1) - mouvement caractéristique de cet univers - va, face au spectateur, déposer le petit Bruno au terme d'une large courbe en plan d'ensemble, talonné par un autobus massivement incliné par la brusquerie du tournant.
   Mais le lyrisme s'élève au mysticisme quand le père retrouve le fils après une querelle où il l'a perdu de vue, suivie d'une angoissante alerte à la noyade. Au sommet d'une imposante volée de marches sur la rive, la petite silhouette se profile contre le ciel avant de s'asseoir. Des cloches carillonnent. Le visage levé d'Antonio est illuminé comme devant une sainte apparition.
   Le réalisme du métier de colleur d'affiche enfin développerait une sorte de démonstration technique. Ici toute la condition sociale du petit monde s'offre à la vue par cette
affiche de Rita Hayworth dont les plis et les boursouflures, sous les doigts souples d'Antonio, semblent de la chair érotique de riche impudemment offerte au pauvre. Le voleur qui l'observe à travers les vitres d'une voiture américaine interposée à l'avant-plan est à même enseigne, guetteur mué en voyeur. Ceux qui devraient être solidaires s'opposent, bien que soumis à la même maligne fatalité, ce qui justifie encore une fois le pluriel du titre original. Le spectateur ne peut donc pas prendre le parti de l'un contre l'autre.
   La résultante, plus d'un demi-siècle après, est digne de la qualité du travail dont on vient d'avoir un faible aperçu : émotion libératrice sur fond d'authenticité, malgré l'agaçant - fût-il des plus discrets - commentaire musical. 24/05/00 
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