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Crépuscule à Tokyo (Tokyo boshoku) Jap. VO N&B 1957 140' ; R. Y. Ozu ; Sc. Kogo Noda, Y. Ozu ; Ph. Yuuharu Atsuta ; Mont. Yshihiro Hamamura ; Lum. Akira Aomatsu ; Son Yshi Saburo Senoo ; Déc. Tatsuo Hamada ; M. Kojun Saitô ; Pr. Shochiku Films Ltd. ; Int. Setsuko Hara (Takako, la fille aînée), Ineko Arim (Akiko, la cadette), Chishū Ryū (Shukichi, le père), Isuzu Yamada (son ex. femme, mère des filles), Teiji Takahashi (Noboru Kowaguchi, joueur de mah jong), Masami Taura (Kenji Kimura, le petit ami), Haruko Sugimura (Shigeko, la tante), Sô Yamamura (Seki Sekiguchi), Kinzo Shin (Ysuo, le mari de Takako), Kamatari Fujiwara (le vendeur de nouilles), Nobuo Nakamura (Sakae Aiba).
Un banquier, qui a perdu un fils en 1951 dans un accident de montagne, vit seul avec ses deux filles, Takako, mère d'une fillette de deux ans (Michiko), séparée d'un mari porté sur le whisky, et l'étudiante Akiko. Celle-ci délaisse l'université pour suivre d'hypothétiques cours de sténo anglaise. Elle visite les bars de la ville à la recherche de son petit ami Kenji. Au point qu'on la devine enceinte avant que l'histoire ne le confirme. Elle croit avoir retrouvé sa mère, dont elle ignorait tout, en la personne de la patronne du club de mah jong, qui dit connaître sa famille et s'enquiert de sa sœur et de son frère. Rencontré par hasard, Kenji se défile en fixant un rendez-vous bidon. Akiko se fait avorter au moyen d'une somme empruntée.
On apprend que la mère avait disparu avec son amant la cadette ayant trois ans. Il s'agit bien de la même femme, de retour à Tokyo depuis deux ans. Le comportement d'Akiko inquiète sa famille. Sa tante se met en quête de prétendants sur des critères d'honorabilité sociale. Cependant, informée par des recoupements, la sœur aînée, Takako, se rend chez sa mère à qui elle recommande froidement de ne pas se dévoiler à Akiko, sous prétexte que c'est infâmant pour le père. Cependant, délaissée et traumatisée par l'avortement, Akiko traîne dans les bars du quartier pauvre, à proximité de la voie ferrée, et s'imbibe. Elle y intercepte l'insaisissable Kenji, qui prétend tenir à elle. Après l'avoir violemment giflé, la jeune fille se précipite au dehors, droit sous un train. Transportée à l'hôpital, elle expire, entourée de sa sœur et de son père. Takako passe au club annoncer le décès, accusant sa mère d'être responsable. Celle-ci décide de quitter la ville avec son mari. Elle va en informer Takako au domicile paternel, munie d'une offrande de fleurs pour la défunte. Takako l'accepte mais elle ne se rendra pas à la gare, où sa mère l'espère en vain avant le départ. Bien que le père même l'y l'engage, elle fait la sourde oreille et annonce sa décision de rentrer chez elle pour ne pas priver, comme Akiko, sa fille de la présence de deux parents. Le grand-père reste seul.
Le récit est cohérent sous l'angle psychologique en ceci, que tout concourt à réactiver le traumatisme originaire, (abandon maternel à l'âge de trois ans) : une tante trop obnubilée par l'argent et le paraître comme substituts, la mort d'un frère aîné coïncidant probablement avec la puberté, la levée brutale, par l'apparition de la mère, du secret familial, l'échec amoureux suivi de l'avortement, ce dernier cruellement confronté à la présence de la petite nièce...
Ce pourrait être un divertissement larmoyant, de ces mélodrames qui connurent leur heure de gloire à grossir le trait par des stratégies expressives comme l'éclairage superlatif, le retardement du coup fatal, la boursouflure du pathos, l'accent manichéen, la dictature musicale, le concours des intempéries et j'en passe. Ici point de rhétorique facile, mais un matériau visuel et sonore construisant directement un univers émotionnel indépendamment des moyens narratifs. Ceci à trois égards : le mode de représentation (cadrage, lumière, montage), la structure spatiale imaginaire de la ville, le monde des objets visuels et sonores.
Le traitement du récit démystifie le naturalisme optique, ou prétention à reproduire la réalité vivante du monde extérieur à l'aide d'une machine d'enregistrement optique. Ceci 1) Au moyen de l'emprise quadratique (voir glossaire) sur l'espace optique, soit, de l'empiètement, par le développement de ses figures géométriques, du cadre sur le champ, aussi bien en intérieur, culminant dans la composition symétrique de l'architectonique ordonnée au cadre, qu'en extérieur par ces plans pris dans l'axe des petites rues de Tokyo aux nombreuses enseignes, qui contribuent à ne laisser aucun vide dans le champ. 2) En se passant de lumière jusque dans la pénombre la plus épaisse. 3) Par des fondus-enchaînés subliminaux, qui affirment en sous-main la prépondérance du travail de mise en ordre sur la représentation optique, ou par le faux raccord, qui substitue à l'espace réaliste de référence un espace de liberté filmique. En négligeant par ex. délibérément le raccord dans l'axe quand un personnage change de plan en même temps que de pièce. Pris frontalement dans un couloir, il bifurque droite-cadre et franchit une porte. Cut. Réapparition frontale par une porte face-caméra à l'arrière-plan. Les voies du hors-champ sont impénétrables.
L'espace imaginaire de la ville se distribue sur trois territoires. Premièrement, le centre des affaires où travaille le père, au siège monumental d'une banque, dans une ambiance sonore de traffic urbain et de fonds musicaux de style occidental, avec son environnement de bars chic et de petits restaurants cossus aux enseignes en caractères latins, dans l'un desquels déjeunent le père et la tante. Deuxièmement, sur fond sonore de musique traditionnelle avec ses ruelles et impasses non bitumées, le quartier pauvre où se concentrent le long de la voie ferrée petits bars, gargotes, clubs de jeu, pensions minables et même, curieusement, la clinique d'obstétrique-gynécologie.
C'est l'espace tragique par excellence, celui que traverse Kenji, où se tient la mère, où Akiko avorte, passe sous le train et meurt. Il se prolonge au port dans le décor semi-nocturne où l'étudiante informe Kenji de son état. Ici le plan large embrasse une vaste baie parsemée de sombres silhouettes de bateaux aux cheminées enfumées, qu'accompagnent le hurlement des sirènes, le battement régulier des moteurs et autres résonances portuaires, en une forte figure implicite à la mesure de l'angoisse de la situation. Le contraste entre ces deux premiers types d'espace est évidemment une figure de la crise qui sévit au cœur de l'intrigue, l'élargissant au champ social. Le vêtement occidental et la mentalité progressiste d'Akiko signalent un déracinement. L'entourage social la qualifie avec un certain mépris de "fille moderne", et même le gentil barman du Gerbera, qui paraît compatire à ses déboires, confie à un client que c'est une traînée.
Mais le contraste n'est pas aussi tranché qu'il y paraît. Ce n'est pas sans humour qu'une minuscule palissade de bois enserre à la base la colonnade cyclopéenne de la banque dans un plan trop étroit pour elle, mettant à sa manière en question la puissance invulnérable du monde des affaires. Les bars du centre sont des lieux factices et malsains. Ozu, qui fut fasciné par l'Amérique avant-guerre, la représente maintenant sous un jour défavorable. Le barman cynique du Gerbera imite, sur fond de rayon à whiskies où l'on remarque un cheval de faïence (allusion au western), Robert Mitchum, lequel paraît en effigie, associé à la menace d'un pistolet, sur une affiche de film du bar de l'Étoile où Akiko attend vainement Kenji. En lien avec cette ambiance, on pourrait, par son bâillon sanitaire, prendre le policier qui va l'embarquer pour un gangster. Figure se déplaçant sur Takako, dont le visage est à moitié mangé par un bâillon au commissariat où elle récupère sa sœur.
Ce bar est fréquenté par une clientèle avachie, morose ou antipathique, et par Kenji qui, trop élégant pour être honnête, représente la faune des petits contrebandiers ignorant la frontière traditionnelle marquée par la voie ferrée entre les quartiers riches et les pauvres, via le port lucratif. Akiko, n'est guère innocente à cet égard en considérant que les oisifs copains de la pension de Kenji lui quémandent des cigarettes. Mais à celle qui, par le désir d'être femme, voudrait renouer avec les valeurs qui lui permettraient d'élever un enfant ("je ne veux pas mourir, je veux repartir à zéro" gémit-elle dans un dernier souffle), le passage sera fatal. On assiste donc au fond à une perte générale des repères, à la déterritorialisation des territoires. Akiko y succombe surtout parce que le trauma empêche la structuration du moi qui permettrait de surmonter d'aussi profondes mutations.
La troisième zone territoriale correspond au domicile paternel. Situé dans le calme de la ville haute, il n'est troublé que par deux sortes de sons : le sifflet du train et les aboiements de voisinage. Le premier est en lien avec l'enjeu tragique. Le deuxième caractérise le faux refuge (on va voir pourquoi) de la réalité suburbaine, sur laquelle se détache d'autant mieux la menace urbaine. D'ailleurs l'effort nécessaire pour gravir le montueux chemin d'accès évoque le poids que doivent hisser à chaque fois les résidents regagnant leur foyer : "Quel poids !" remarque un moment le père à propos de la conduite de sa fille.
Le monde des objets visuels et sonores est, comme la structure de l'espace diégétique, ce qui constitue la pensée sensorielle du film, qui se déploie librement, hors de l'anthropomorphisme nécessaire à l'intelligibilité du récit. On a déjà rencontré de ces phénomènes dont la force inattendue dépasse un statut narratif tout secondaire. Ainsi du bâillon, qui n'est plus un accessoire sanitaire mais se fait signifiant du trouble moteur du film, par le cadrage et l'éclairage qui le rendent quelque peu insolite, par l'anomalie de ces deux seules occurrences dans la mégapole, par ce à quoi il s'associe en sous-main (américanité de la violence), par son apparition sur un autre personnage. Est remarquable son indépendance relativement au porteur puisqu'en soi, il est antithétique au policier et antinomique à Takako.
Le signifiant est bien une unité dynamique non anthropomorphique, mettant en question les catégories du récit. On peut soulever le cas du chapeau du gendre, Ysuo, oublié sur une patère du café, qui dans le contrechamp du regard d'un beau-père pensif, pointe la discorde du couple, elle-même inséparable du basculement général. Ce n'est pas en effet le saké mais le whisky emblématique de l'acculturation, qui rend Ysuo inapte à la vie familiale. Car le whisky comme signifiant est au croisement d'une constellation de signifiants tel Robert Mitchum, la vie dissolue des bars, la contrebande, la voiture américaine qu'emprunte Takako pour se rendre dans le quartier pauvre, l'occidentalisation de l'habit (d'où le chapeau) et des conduites sociales "modernes", si cruelles pour Akiko, prise au piège d'une émancipation prématurée. Du coup, la remarque teintée de satisfaction ironique d'Ysuo, que le Japon a fait des progrès dans la distillation du whisky a une portée profonde.
Les jouets de Michiko de même ne se limitent pas à leur fonction, surtout le hochet et le chiot en peluche. Ils ne sont pas là seulement comme accessoires insignes de l'enfance, mais figurent sous un mode particulier dramatisant l'ensemble de l'enjeu affectif, moral, social, lié à la procréation. Par exemple, chiot de face debout au premier plan à côté du grand-père puis dans l'axe inverse de dos, alors qu'on serait en droit d'attendre des postures aléatoires concernant de tels petits objets manipulés par une fillette de deux ans. Le thème du chien s'en trouve associé à l'enfant et la figure s'en diffuse dans les jappements du dehors, qui dramatisent l'épisode de l'avortement en traversant les murs. Davantage, un chien à la queue en volute tout comme le chiot de peluche lève comiquement la patte sur le poteau électrique planté devant la maison au moment où la mère des filles, chargée de son offrande, surgit progressivement face-caméra au fur et à mesure qu'elle gravit l'abrupte montée. Or on se souvient de la responsabilité dans l'accident d'Akiko du garde-barrière, pour avoir abaissé trop tard la barrière en raison d'une envie pressante. Le chien levant la patte : extraordinaire métaphore-métonymie condensant les données essentielles du drame en un registre discordant !
La représentation pathétique à cet égard ne pourrait qu'être banale, reposant sur les stéréotypes nécessaires à sa logique. Cette figure au contraire est exemplaire de la nature de l'image filmique, qui ne cherche point l'effet mais la surdétermination, et même bannit l'effet (par le registre comique antinomique au mélodrame), qui ferait écran à l'action des liens en profondeur. Même chose pour le son. C'est le premier film d'Ozu à ma connaissance qui, à l'exception, hélas, de la dernière séquence affligée de sanglots musicalisés, limite la musique auxiliaire aux transitions, à l'ordre du montage, laissant se déployer magnifiquement le monde sonore. Les multiples sons entendus ont trois fonctions, qui ne sont pas forcément exclusives les unes des autres :
- Naturaliste : il y a une réalité sonore de la ville (les klaxons du centre, les sirènes du port, le train des faubourgs, le chant militaire de départ à la gare).
- Rhétorique : ils marquent l'opposition entre les territoires (une leçon de piano romantique filtrant chez Ysuo, la musique des bars chic et celles de la ville basse), ils amplifient (sirène du port) les pleurs d'Ataka, ils anticipent et présentifient le dénouement comme dans une tragédie classique ; ainsi les bruits d'égouttement succédant à la musique du quartier à l'hôpital où Akiko agonise, rythment l'attente de la mort.
- Poétique pour autant que le monde sonore participe en même temps de l'enjeu émotionnel crucial du film. Retenons à cet égard le chant de départ militaire sur le quai, dont la puissance martiale un peu maladroite réverbérée par l'édifice dépasse largement le registre approprié au départ de la mère. Hyperbole de dérision. Ce mixte de vacarme juvénile et de pathétique est comme un résumé du film avec sa relance dans un futur hors-film.
Rarement on aura été aussi loin dans l'art du cinéma. Et pas un seul mouvement d'appareil ! 24/02/07 Retour titres