CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Germaine DULAC
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La Coquille et le Clergyman Fr. N&B Muet 1928 39' ; R. G. Dulac ; Sc. Antonin Artaud ; Comp. vis. G. Dulac ; Ph. Paul Guichard et Paul Parguel ; Prod. Studio-Films ; Int. le clergyman (Alex Allin), l'officier (Lucien Bataille), la femme (Genica Athanasiou).


   Un individu affublé en clergyman se livre à une occupation absurde : se donner la peine de verser un liquide noir comme le sang d'une grande coquille à mollusque dans des ballons de chimie à bouillir, pour les sacrifier en les brisant à terre où ils vont grossir un monticule d'éclats de verre. Il est espionné par un officier en uniforme, qui sabre la coquille avant de disparaître. Le clergyman se met à sa recherche dans la ville. L'officier en compagnie d'une jolie femme la parcourt en calèche jusqu'à une église. Le clergyman ayant suivi la piste de son agresseur découvre le couple dans le confessionnal, comme si la femme confessait tendrement le militaire. Par vengeance et jalousie à la fois, le clergyman tente d'étrangler son ennemi, qui plus est maintenant rival. Il le tire hors du confessionnal et le jette hors-champ puis, en rêve, le précipite du haut d'une falaise. Le vainqueur prend place dans l'isoloir, mais la femme se détourne de lui. Arrachant son corsage il en libère les seins qui se couvrent magiquement d'un soutien-gorge formé de deux coquilles, arraché à son tour et triomphalement brandi. Comme si tout s'était effacé, le couple agressé revient majestueusement occuper deux trônes perchés sur une estrade dominant une piste de danse où évolue une foule de danseurs. Le clergyman apparaît dans une pièce déserte portant la grande coquille puis brandissant le soutien-gorge avant d'afficher une expression de stupeur. En chemise de nuit, la femme s'y substitue. Le soutien-gorge de coquilles lâché s'évanouit après s'être enflammé au sol. Les deux pans du manteau de l'homme frustré s'allongent démesurément. La femme se retrouve à l'extérieur trottinant en robe longue à traîne sur le chemin de halage d'un canal, poursuivie par le même. Même jeu sur un chemin boueux bordant des labours, puis en intérieur dans une séries de plans de galerie. Le clergyman, le dos tourné à un gros ballon de verre scintillant reposant en équilibre par une excroissance effilée sur un socle parallélipédique, invite cavalièrement de l'index la femme hors-champ à le rejoindre. La tête de la femme s'inscrit à l'intérieur du ballon. Voici le clergyman agitant dans sa main avec satisfaction une clé avec laquelle il ouvre une porte qu'il franchit. Dans une galerie le couple effrayé à sa vue prend la fuite. Il se lance à leur poursuite. Laquelle se transpose sur le chemin de halage avant de revenir au décor intérieur. Changement de décor : sous les yeux du clergyman, surgie de nulle part, la femme embrasse l'officier enchaîné sur le pont d'un navire à voile. Au rêve d'étrangler la femme se substitue celui d'une sorte de voyage à Cythère, avec grand voilier et château sur une île minuscule. Une cérémonie se prépare dans la pièce qu'occupée en son centre le ballon de verre dressé sur sa pointe, et où s'affaire une troupe de femmes de ménage. Elle est orchestrée par la femme convoitée vêtue de noir et absorbée dans un livre. Autour du ballon, un groupe d'hommes disposé frontalement en ligne forme angle droit par rapport aux femmes de ménage, en ligne également. C'est l'officier en soutane qui bénit le couple formé par le clergyman et la femme à nouveau en robe longue. Puis le ballon, protégé par une housse, est porté par le clergyman sans tête dévalant péniblement une échelle de meunier joignant au droit le pied gauche sur le degré inférieur, comme un enfant. À nouveau sur son socle il est dépouillé de sa housse par le même, ce qui déplaît fortement à l'assistance. L'assemblée s'évanouit laissant seul le clergyman qui s'empare du ballon, lequel lui échappe des mains. En se brisant l'objet de verre libère sa propre tête qui y était enfermée. Dans les mains vides se matérialise la coquille. Il en avale le liquide noir. (voir le découpage)


   On reconnaît la marque du surréalisme dans la dérision de l'église et de l'armée ainsi que dans le recours à la logique du rêve. S'en tenir à cela seul cependant serait se contenter de stéréotypes. Il y faudrait une mise en jeu filmique qui brise le protocole par la différance. Or, relevant du manifeste public, l'avant-garde expérimente tout ce qui lui tombe sous la main, quitte à s'émanciper de l'art même. Qu'en est-il ici ?
   Deux régimes s'affrontent. L'imagerie et la filmicité. L'imagerie s'efforce de donner des contours aux choses les plus impalpables. La filmicité propose au spectateur de contribuer à un jeu capable de générer l'impalpable. La première s'efforce de produire sous nos yeux un monde inspiré du rêve. La seconde, à l'instar des processus du rêve, met en œuvre une mécanique ouvrant la connectivité. Dans le premier cas, des objets et des actes extravagants, des conditions contraires aux lois physiques, des substitutions, des inserts oniriques, des angles outrés et des effets spéciaux de lumière et de caméra : le ralenti, le travelling louvoyant, le plan instable, le floutage, le scintillement, les distorsions par anamorphose, les effets vibratoires. Voire, éternel cliché de la représentation du rêve, tout ce qui produit un effet de brouillage optique comme l'écran de fumée et la surimpression, voire la surimpression multiple.
   La seconde semble au fond conjurer la première en remplaçant la fantasmagorie représentée par la désarticulation du signifié avec les moyens spécifiques du cinématographe. Par exemple au moyen de champs/contrechamps en faux-raccord. Les yeux du clergyman s'écarquillant en gros-plan annoncent un contrechamp en rapport. En effet, c'est la femme en chemise de nuit, les cheveux dénoués, cause insigne de l'œil concupiscent. Sauf qu'elle s'est substituée à lui dans le même décor. De toute façon le régime brisé de la narration écarte l'inférence nécessaire au champ/contrechamp : la valeur de contrechamp se déduit normalement du champ, comme on vient de le voir : le regard porté au-delà du cadre appelle le plan de ce qui était visé hors-champ.
   Il s'agit en général de brouiller, par ce genre d'écart ludique, la limite entre le dispositif de représentation et l'artifice qui l'institue. Le hamac n'est pas arrimé à des poteaux mais au cadre. De même que la corde d'escalade où est suspendu le clergyman se confond avec une diagonale descendante du cadre au mépris des lois de la pesanteur.
   Par ailleurs, en remplaçant les bords-cadre latéraux par des bords intradiégétiques comme les angles de rue. Le clergyman à la poursuite du couple en calèche passe d'un plan à l'autre, non pas en sortant du cadre mais en disparaissant derrière un pan de mur, mais une fois à droite, une fois à gauche, ce qui développe un labyrinthe constitué de champ et de hors-champ. D'autant plus que l'alternance de directions opposées du mouvement dans un ensemble répétitif passe inaperçue en raison de la régularité de la succession des segments. Il n'est que de considérer la séquence répétitive de la clé. Dans le souvenir ce n'est que la répétition du même. En réalité répétition dans la différence. Par deux fois la serrure se trouve à droite et la porte tirée, la troisième fois, serrure à gauche et porte tirée, la quatrième, serrure à gauche et porte poussée, la cinquième, serrure à droite et porte tirée. En outre le comportement du clergyman à l'approche de la porte est à chaque passage différent notamment, la façon de jouer avec la clé en signe d'allégresse est à chaque fois autre. Enfin, le décor et le hors-champ se confondent, la répétition étant en circuit fermé. Le clergyman passe en raccord-mouvement de l'autre côté de la porte, et s'engage dans le couloir, qui ramène à la porte.
   Dulac précise dans ses écrits avoir avec la séquence de la porte voulu imprimer un rythme par le battement "contrarié" de la porte, à l'instar d'une rythmique musicale. On peut s'étonner que le cinéma, dont les moyens sont considérables, louche sur des solutions musicologiques. D'autant qu'une telle économie du rythme, passant par la médiation de la lecture des actions, convient mal au caractère nécessairement instantané des scansions rythmiques visuelles.
   Il est clair en définitive que si, au titre de l'avant-garde, la réalisatrice s'est emparée de joujoux techniques très en vogue comme la surimpression, s'est complu dans la représentation de l'extravagance, ou s'est livrée dans l'ensemble à une expérimentation tous azimuts, elle n'a jamais été aussi avancée, même si ce n'est guère sans quelque formalisme, qu'en approfondissant les ressources de l'écriture proprement filmique. 16/10/24 Retour titres Sommaire