CINÉMATOGRAPHE 

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Charlie CHAPLIN
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Le Cirque (The Circus) USA Muet N&B 1927 67' (2144m) ; R., Sc. C. Chaplin ; Ph. Rolland Totheroh, Jack Wilson, Mark Marlatt ; Pr. United Artists ; Int. C. Chaplin (le vagabond), Allan Garcia (le directeur), Merna Kennedy (l'écuyère), Harry Crocker (Rex). 

   Après maintes mésaventures liées à la faim et à la pauvreté, un élégant clochard errant dans une fête foraine termine son itinéraire famélique dans un cirque, convié à remplacer des accessoiristes en grève faute de salaire. Il partage son petit frichti avec l'écuyère Merna, la fille du directeur, qui la brutalise et l'affame. Elle révèle au vagabond que, par son comportement extravagant sur la piste, il est devenu à son insu le clou du spectacle. Le paria épris se découvre du coup capable de défendre la fille contre l'indigne père à qui il réclame de surcroît le cachet qui lui est dû. Une voyante prédit à Merna qu'elle va connaître l'amour, dont le vagabond derrière le rideau se croit déjà l'objet.
   Il devra pourtant s'incliner devant le beau funambule Rex. Le soupirant frustré, cependant, ne fait plus rire. Relié à un câble invisible pour impressionner sa belle, il remplace Rex au pied levé, mais est renvoyé pour avoir rossé le directeur qui maltraitait la fille. Celle-ci le rejoint, prête à partager sa vie précaire. Il court alerter Rex qu'il convainc de l'épouser. Après le mariage qui lui concilie le directeur, le jeune couple réintégrant le cirque propose au vagabond de partager sa roulotte. Déclinant l'offre il laisse partir le cirque et reste seul dans un décor stérile et désolé. 

   D'un burlesque quasiment oxymorique, ce film, hanté par la faim, la cruauté et le drame de la séparation sur un mode absolu ou funèbre - de sorte que le lyrisme même touche à la douleur-, se construit dans un vrai langage cinématographique aussi rigoureux que sobre et n'excluant pas le soin réaliste des décors.
   Sans cette satanée sensiblerie quelque peu narcissique qui n'a cessé de freiner l'audace artistique de Chaplin, affadissant les tensions entre les tendances hétérogènes de ses films, cette œuvre eut peut-être été une sublime exception. Le thème de la faim se décline sur tous les tons, depuis l'affiche de l'avaleuse de sabres ornant l'arrière-plan de la
table des clowns, jusqu'à l'épisode du lion ouvrant en bâillant une énorme gueule sur le vagabond à sa merci, comiquement réduit à redouter la faim du fauve, davantage que la sienne propre.
   La figure de la séparation structure l'espace du film : n'apparaissent des gradins remplis de spectateurs que deux portions de part et d'autre de l'entrée des artistes. Dans des plans serrés alternés, les deux côtés s'opposent comme deux mondes séparés. Hors cadre, la troisième portion se confond avec la salle de cinéma même, autre clivage cautionnant un tiers-monde qui est celui du hors champ. Dans une scène où se répondent par champ/contrechamp la faim de Merna et un repas du
personnel sous l'affiche de l'avaleuse de sabre, l'écuyère vient de sortir de la roulotte à l'intérieur d'un noir profond comme le néant du hors champ : mode de clivage cumulant le champ/contrechamp et le hors champ.
   Celui-ci semble s'interposer comme le non-lieu aporétique du clivage absolu. Il va jusqu'à imprégner le raccord entre deux plans, raccord dans le mouvement par exemple, qui semble affecté d'une fraction d'espace-temps indéterminé mesurant la profondeur du tragique. Ainsi, des scènes qui pourraient figurer sur un seul plan sont-elles distribuées sur un couple de plans à la fois unitaire et disjoint. Que le vagabond projette en l'air la nourriture à destination de l'écuyère suspendue aux agrès, l'opération se fait en réalité en deux temps correspondant à deux plans moyens. Dans le premier la nourriture disparaît par le bord-cadre supérieur. Dans le deuxième, par raccord dans le mouvement, la manne surgit du bord-cadre inférieur pour terminer sa trajectoire dans la main de
Merna.
   Ce lancinant motif de la séparation se combine avec deux thèmes latents. Celui de la fécondité et celui de la mort : on est hors-monde avant et après la vie. L'œuf qu'offre le vagabond à Merna dont la jupe s'épanouit en corolle sous l'effet lyrique d'un coup de vent est le
prototype d'une série de figures suggérant que la fragile coquille est une frontière métaphysique qui coûte cher à transgresser. Le premier plan du film est occulté par une feuille de papier ornée d'une étoile centrale. Celle-ci se déchire et l'écuyère, en traversant ce qui s'avère être un cerceau de cirque, franchit fictivement l'écran hors du film. Or le cerceau est ovalisé par l'angle dans un deuxième temps, Merna violemment projetée à terre par son père le déchirant sans le traverser complètement.
   En revanche, le vagabond s'inscrit à la fin dans la grande marque circulaire mais
ovalisée par l'angle, comme si d'y être enfermé l'excluait à jamais du monde auquel il s'est refusé de participer en laissant partir sans lui la caravane du cirque. Ce départ traité sur le mode lyrique comme une ruée vers l'ouest grâce à de fougueux attelages à quatre chevaux - certains conduits par un cow-boy -, fort insolites pour des roulottes, représente, de même que le charme érotique de la jupe gonflée en corolle, le bonheur fou interdit à celui qui se réfugie dans le non-être. Ce qui s'accorde avec le thème de l'invisibilité. Il est invisible, sauf à l'enfant dans la rue dont, sous prétexte de jeu, il entame le gâteau à l'insu du père qui lui tourne le dos. Il lui suffit de mimer un automate parmi d'autres pour disparaître aux yeux des policiers. Les apparitions/disparitions de notre accessoiriste d'occasion bouleversent le numéro de l'illusionniste à la grande joie du public, etc.
   Comme le suggère ce tapis roulant (thème symbolique
(1) repris de l'escalator de Charlot chef de rayon (1917) et réitéré dix-neuf ans après dans Les Temps modernes) dans la baraque de foire, sur lequel s'essoufflent vainement les clients et le flic sans s'avancer d'un poil, il y a deux mondes incommunicables. L'autre monde est celui de l'enfance, le monde présocial, précognitif, préverbal (accessible au seul cinéma muet). D'où, dans cette baraque en forme d'Arche de Noé, l'image multipliée dans les glaces, représentant le corps encore morcelé du nourrisson. Ce n'est pas un hasard si, aux côtés d'un Charlot multiplié, le chapeau melon renversé évoque un pot de chambre.
   L'Arche de Noé est un monde fabuleux régi par la logique précognitive. Répondant à la théorie sexuelle infantile, les animaux représentent la réserve des bébés tout formés que l'enfant s'imagine être en sursis de naissance. Le thème de la fécondité suit ici les détours d'une imagination puisant dans la mémoire sensorielle, qui seule peut restituer les premières impressions de la vie. On voit des animaux dans une arche, puis un œuf, lequel s'associe en réalité rigoureusement à l'héroïne du film. La tarte à la crème destinée à l'écuyère perchée s'écrase sur le crâne du contremaître. Le coupable prétend que c'est d'un oiseau, ce qui suppose
l'œuf (et non la fiente comme on pourrait le croire).
   Merna applaudissant son funambule, bat des mains en gardant le même angle formé à la base des paumes, comme des 
ailes. À l'œuf succèdent les singes déboulant d'un coffre comme par une naissance multipare, alors que les espoirs amoureux du vagabond sont anéantis : il n'est donc pour rien dans cette progéniture, à laquelle il appartient plutôt, et accomplit son numéro en l'incommode compagnie de ses frères simiesques.
   Mais l'invisibilité c'est la mort. Le vagabond électrocuté via le câble invisible connecté par inadvertance au secteur, s'agite tel un spectre face à Merna. Quand réciproquement celle-ci le rejoint après avoir fui le cirque dans la nuit noire comme un fantôme, il en perd l'équilibre de
frayeur. La mort est la figure de l'abandon qui donne à l'amour sa profondeur tragique (on sait que pour le nourrisson de huit mois l'absence de la mère a le caractère absolu de la mort). Figure insistant d'autant mieux qu'elle emprunte les voies les plus inattendues. Celle d'une roulotte en forme de tombeau monumental, ou du petit coffre de la taille d'un cercueil d'enfant restant seul sur le terrain à la fin.
   Le vagabond accomplit finalement son destin d'enfant abandonné : Merna se marie en
noir. La logique du burlesque est en plein accord avec ce monde régressif. La coïncidence providentielle de la rencontre symétrique des deux fugitifs au début, le vagabond et le pickpocket convergeant d'abord puis courant parallèlement suivis par les deux flics également parallèles, avant de se séparer l'un à droite l'autre à gauche chacun muni de son poursuivant, relève d'une mécanique absurde, d'ordre précognitif.
   Mais ce qui fait véritablement le sel du comique particulier de ce film est l'inversion des valeurs relativement au rire : le plus drôle l'est fortuitement alors que les professionnels du rire ont des trognes lugubres. Beckett : "Rien n'est plus que
drôle le malheur". Et certes plus forte est la défense, mieux éclate le rire. D'où l'on peut risquer ce paradoxe : ce qui excite le rire sans avoir a priori le statut du risible emprunte les voies de décharge les plus libres. 9/11/02 Retour titre