CINÉMATOGRAPHE 

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Akira KUROSAWA
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Chien enragé (Nora-inu) Jap VO N&B 1949 122' ; R., Mont. A. Kurosawa ; Sc. A. Kurosawa, Ryuzo Kikushima, d'après un fait divers ; Ph. Azakazu Nakai ; Lum. Choshiro Ishii ; Déc. Takashi Matsuyama ; M. Fumio Hayasaka ; Pr. Shojiro Motoki/Eiga Geijutzu Kyokai, Shin-Toho ; Int. Toshiro Mifune (inspecteur Goro Murakami), Takashi Shimura (commissaire Sato), Gen Shimizu (Nakashima, chef de la police), Isao Kimura (Yusa, le voleur), Keiko Awaji (Harumi Namiki, son amie), Noriko Honma (la sœur de Yusa), Teruko Kishi (Ogin, la pickpocket), Reizamuro Yamamoto (Honda, le suspect).

   Le jeune inspecteur Murakami s'est fait piquer son Colt dans un bus bondé en pleine canicule. On retrouve le (la) pickpocket, geisha occasionnelle qui n'est qu'un instrument et consent à livrer un indice : chercher du côté des armuriers clandestins. Murakami y interpelle une revendeuse d'armes. Découvrant que c'est avec la sienne qu'une femme a été blessée pour quarante mille yens, il présente sa démission. Mais on l'affecte à l'enquête avec le commissaire Sato, qu'il trouve interrogeant la même revendeuse.
   La jeune femme a prêté le Colt chargé de sept balles à un individu dont la carte d'identité en guise de caution est entre les mains d'un certain Hondo, un mordu du base-ball. Les deux policiers le pincent à un match parmi cinquante mille spectateurs et récupèrent la carte d'identité. Elle désigne un dénommé Yusa, qui loge chez sa sœur, où ils se rendent. Il a disparu depuis plusieurs jours. Les policiers apprennent à quel point Yusa est un homme malheureux. Il fréquente un mauvais garçon qui les met sur la piste d'une danseuse amie d'enfance, Harumi Namiki, dont le fugitif est amoureux. Entre-temps un autre vol a lieu qui s'est soldé par la mort d'une jeune femme. Il reste cinq balles et Murakami se sent coupable. Ils trouvent l'adresse d'Harumi, qui vit avec sa mère, une veuve scandalisée du refus de sa fille d'aider la police. Sato laisse Murakami avec les deux femmes pour poursuivre l'enquête de son côté : hôtels, taxis, geishas… Pendant l'absence de Sato, Harumi avoue qu'elle est lasse des assiduités de Yusa et sort d'un carton une somptueuse robe neuve pour l'achat de laquelle sans doute il tua.
   Comme la jeune femme justifie le vol, Murakami l'oblige à l'enfiler. Elle danse frénétiquement en ces atours, jusqu'à ce que sa mère les lui arrache. Harumi s'effondre en sanglots. Entre-temps, Yusa blesse grièvement de deux balles Sato, retrouvé dans un hôtel. Il reste trois balles et Murakami est moralement traumatisé. À l'hôpital il donne son sang pour son collègue et fait une crise de désespoir. Sato est sauvé mais Murakami reste prostré toute la nuit. Au petit matin, Harumi le rejoint à l'hôpital et divulgue le rendez-vous que Yusa lui a fixé à la gare. Il reste toujours trois balles. Murakami se rend à la gare et sur la base d'indices, reconnaît Yusa parmi plusieurs jeunes hommes correspondant au signalement. Une poursuite s'engage. Yusa atteint le policier au bras gauche. Ils sont face à face et il reste deux balles. Mais le voleur terrorisé par le policier qui s'avance perd l'équilibre en tirant et les deux dernières se perdent dans la nature. Avec un seul bras Murakami acharné finit par lui passer les menottes. Yusa sanglote avec des cris de détresse. Démoralisé Murakami rend visite à Sato qui l'exhorte à oublier son premier prisonnier.

   Construit comme un vrai polar, avec les dédales d'une enquête rythmée par le décompte rigoureux du chargeur, ce film déroge à la règle fondamentale en s'efforçant d'humaniser le film en sous-main. La canicule, qui est un cliché du film noir américain, a ici une fonction érotique. La chaleur se traduit par des métonymies frappantes : la sueur, la ventilation (cinquante mille spectacteurs et autant d'éventails palpitant au match), la poussière sous les pas et le jeu des ombres d'été filtrées par des claies ou des
canisses.
   Le célibataire Murakami a affaire successivement à quatre femmes surchauffées. Or l'échauffement du corps féminin connote, au Japon, l'érotisme : selon la croyance populaire, une femme qui a fourni un long effort physique est prête pour l'amour.
   Dans le bus, le parfum de la première, jolie femme mûre appelée Ogin,
l'incommode. Il la file avec une telle obstination qu'au soir épuisée (échauffée par la longue course) elle s'avoue vaincue, lui offre une collation arrosée de bière puis, sur l'air intimiste d'un joueur d'harmonica à proximité, s'étend indécemment auprès de lui sous le ciel constellé en murmurant : "ça devait faire vingt ans que j'avais oublié les étoiles !"
   Après l'avoir interpellée, il entraîne la seconde dans un local de police surchauffé sous un toit de zinc, au point qu'elle se ventile tout le corps en agitant sa robe trempée de sueur, comme prête à
l'enlever devant l'homme, totalement indifférent du reste.
   La troisième à croiser Murakami, est un cadavre hors-champ. De grande beauté, que son médecin personnel a "arrangé" pour ne pas offenser la pudeur native de la défunte explique-t-il, ce qui laisse à supposer qu'elle avait été en posture indécente.
   Enfin le jeune homme voit évoluer Harumi dans une danse érotique sur la
scène du Blue Bird. Cette jolie fille est atteinte d'une sorte d'indolence. Accompagné d'un blues évoquant davantage la vacance d'âme que la névrose, le patron du Blue Bird fait remarquer qu'elle s'absente à son gré. Du reste, elle n'a pas d'amant et s'avoue lassée de son prétendant. Mais elle exécute sous les yeux du jeune flic une véritable danse du diable - transgressive en tant que censée justifier le vol - en tournoyant frénétiquement, accompagnée du tonnerre (d'autant plus brutal qu'il l'anticipe en raccordant avec la scène précédente). Une fois dépouillée de sa robe, elle sanglote, dans une combinaison dont une bretelle se défait, devant le jeune homme figé dans un quasi garde-à-vous, comme si la robe de la seconde était enfin enlevée à la troisième. Harumi est émue par les mésaventures du jeune policier, et son geste final apparaît comme un don personnel. La petite robe sage revêtue pour l'occasion témoigne d'un changement important.
   Dans la dernière séquence on comprend qu'au delà de Yusa, c'est Harumi qu'il ne peut oublier. On constate une fois de plus que le véritable érotisme est là. Non pas dans la présence, mais dans l'absence. Et que Murakami n'en exprime rien, ne fait que le renforcer : le mutisme d'une absence provoque une présence accrue.
   Cependant, l'amour est ici inséparable de l'amitié. C'est par les hommes que le rapprochement avec Harumi, notamment, s'opère. Par Sato d'abord qui traite Harumi comme une camarade, lui offre une glace puis une cigarette en plaisantant aimablement avec elle alors qu'elle est sous
interrogatoire. Murakami est encore ici le témoin muet qui "encaisse". Il encaisse une scène d'intimité qui manque à son existence : on ne lui connaît ni famille ni ami. La façon aussi dont le corps d'Harumi se dessine sous la jupe est très suggestive.
   La misérable tenue militaire du policier, adoptée par ruse pendant l'enquête sur les armuriers rappelle que c'est un soldat démobilisé qui s'est fait flic pour éviter de mal tourner après le vol de ses affaires. Quand Sato l'emmène chez lui, il goûte fort, toujours en silence, la paix du foyer composé d'une épouse et de trois petits dont on
contemple le sommeil derrière une moustiquaire. Le sentiment d'amitié est si fort qu'à l'hôpital, hurlant son refus de voir mourir son compagnon, Murakami est entraîné par ses collègues hors de la salle d'attente. Dans l'escalier hors champ, la réverbération caverneuse de sa voix évoque le mythe japonais du rappel du moribond dont on hurle le nom penché sur un puits (cf. Barberousse).
   L'autre médiateur masculin est Yusa, qui l'a conduit à Harumi. Voici un frère de misère, soldat démobilisé puis comme lui, victime d'un vol. L'enquête a livré son journal
intime où il se considère épave. En tirant sur Murakami il interrompt une émouvante sonate jouée au piano par une jeune femme du voisinage, comme un sensible commentaire qui reprend aussitôt. Après le menottage, ils sont allongés côte à côte, exténués, dans la même posture et Yusa se met à pousser ses déchirantes lamentations. Dans le dernier plan, avant d'inviter son jeune collègue à oublier son alter ego, Sato fait une allusion anodine à Harumi : "Oh cette danseuse...". L'air rêveur, empreint de tristesse, qu'affiche alors le jeune homme est approprié aussi bien à l'amour qu'à l'amitié.
   Il y a d'ailleurs un lien symbolique
(1) qui unifie les manifestations de l'amitié : le bras gauche de Murakami. On note d'abord que Yusa est gaucher, ce qui permet au policier de le repérer. Après le meurtre, Murakami se malaxe le bras gauche comme s'il ressentait les remords du gaucher. Puis c'est par le bras gauche qu'il est transfusé. Enfin la balle de Yusa s'est logée dans ce même membre. En s'égouttant sur une fleur le sang traduit une souffrance empathique : c'est en regardant une fleur que le jeune menotté éclate en sanglot.
   Amitié et amour cependant sont tenus à distance par la culpabilité et le refoulement, qui inhibent les sentiments relationnels. L'amitié pour Sato est mélangée de culpabilité. C'est une balle de son arme qui a failli le tuer. Dans son rapport avec les femmes, le devoir professionnel l'emporte. Yusa et son ami Sei Sen représentent bien le refoulement sexuel de Murakami dont témoigne la raideur ou l'indifférence apparente.
Sei Sen séduit toutes les femmes, Yusa se consume pour une seule, qui se refuse. En définitive il convient de ne pas prendre le titre à la lettre. Le pluriel y inclut Murakami, ce qui suppose simplement que Yusa n'a pas eu de chance. Le chien enragé est récupérable pour peu qu'il en ait l'opportunité.
   Magnifique travail d'artiste par conséquent. On peut néanmoins regretter que tous les poncifs du genre ne soient pas dépassés. Une lourde dramatisation "de fosse" ou bien l'abus des
surimpressions faisant ressortir les yeux de l'observateur, comme les pieds du déambulateur pour rendre sensibles les pérégrinations attentives de l'inspecteur dans la grande ville, sont des séquelles du genre. Surtout, le film noir est un genre sérieux qui invite à prendre au sérieux des valeurs dérisoires. Ici le caractère sérieux est mis au service de valeurs fortes. Kurosawa a su prouver amplement que le style le plus fou menait aux questionnements les plus intenses. 23/07/04 Retour titres