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Charulata Inde VO N&B 1964 112' ; R., M. S. Ray ; Sc. S. Ray, d'ap. Nastarnirh (Le Nid brisé), nouvelle de Tagoré (1901) ; Ph. Subrata Mitra ; Son Nripen Pal, Atul Chatterjee, Sujit Sarkar ; Mont. Dulal Dutta ; Pr. R.D. Bansal ; Int. Madhabi Mukherjee (Charulata), Soumitra Chatterjee (Amal), Sailen Bukherjee (Bhupati Dutt), Shyamal Ghosal (Umapada, frère de Charulata), Gitali Roy (Manda, son épouse).
Calcutta, avril 1879. Très jeune épouse, visiblement amoureuse, du riche brahmane Bhupati Dutt entièrement accaparé par La Sentinelle, une feuille progressiste dont il est le fondateur, Charulata s'ennuie en son palais victorien. Le frère de son époux les informe par lettre qu'il cherche du travail. Bhupati, qui a pensé le faire venir comme collaborateur, convie également sa jeune épouse Manda comme compagnie pour Charulata. Annoncé magiquement par la tempête, débarque en outre un cousin de Bhupati d'une vingtaine d'années, Amal, féru de littérature et écrivain en herbe, invité tout en s'invitant, sans qu'on sache dans quelles circonstances ni pourquoi. Tous sont hébergés dans l'imposante demeure qui est aussi le siège de La Sentinelle.
Esprit pragmatique, courageusement engagé politiquement contre les conservateurs et le régime colonial, Bhupati ne comprend rien à la poésie, si essentielle à Charulata. Il charge en secret Amal d'encourager son épouse à écrire. Une complicité naît entre les cousins par alliance, se muant insensiblement en sentiment amoureux du côté de la jeune femme. Elle confectionne un cahier à couverture enluminée pour les travaux du jeune poète, prépare son bétel, jalouse Manda pour peu qu'Amal lui prête attention... Et se trouve meurtrie à la publication d'une nouvelle qui, par naïf serment, ne devait pas quitter les pages du joli cahier.
Cette déconvenue pourtant la stimule dans la rédaction d'une nouvelle, qu'une prestigieuse revue retient. Le mari est le dernier à l'apprendre, par ses amis qui le portent en triomphe. Dans le même temps, Umapada, auquel étaient confiées les clés du coffre-fort, s'évanouit dans la nature les poches pleines avec son épouse. La Sentinelle ne s'en relèvera pas.
Amal avait compris ses sentiments à son égard alors que, lui ayant présenté sa nouvelle publiée, offert du bétel et des mules neuves par elle brodées (après en avoir confectionné pour Bhupati), Charulata s'était effondrée en sanglots, gémissant sur sa poitrine qu'elle n'écrirait plus jamais. Cela lui est confirmé quand, fièvreusement, elle le supplie à la suite du vol de rester quoi qu'il s'ensuive.
La trahison du beau-frère amène donc le cousin à s'esquiver nuitamment, prétextant dans une lettre de congé ne pouvoir rester à la charge d'hôtes en difficulté. La tempête marque le départ symétriquement à l'arrivée. Charulata accuse le coup en silence, se rapproche même d'un mari maintenant disponible, à qui elle propose un projet de journal bicéphale, politique en anglais, littéraire sous sa responsabilité en bengali, mais inonde de larmes la première lettre d'Amal au couple. Bhupati, l'ayant surprise, va bercer son désespoir au fond d'une calèche lancée au hasard d'un trot obsédant. À son retour, lettre déchirée, larmes séchées, Charulata tend une main à l'époux retrouvé, les dernières images, figées, suggérant par cet indécidable le temps nécessaire pour reconstruire : voilà l'assommant happy end évité.
Inoubliable direction des acteurs, dont l'expression se contient dans les limites que commande la logique de la pellicule, avec une justesse qui va se loger jusque dans le moindre battement de cil de Madhabi Mukherjee (Charulata).
La symétrie des motifs en présence détermine conflits et enjeux. Spiritualité opposée à pragmatisme, jeunesse à maturité, oisiveté à travail, ennui à satisfaction, dénuement à fortune, avidité à générosité, etc.
La fortune du notable permet de réunir sous le même toit - de concentrer dans l'unité de lieu - tous les rôles d'où procèdent ces oppositions, véritable dispositif dramaturgique. Épargnant à Charulata la charge du travail et fournissant à Bhupati les moyens de réaliser ses projets, la richesse entraîne le délaissement de l'épouse. L'oisiveté et l'ennui subséquents cherchent remède dans l'affinité spirituelle avec Amal, favorisée par la complicité d'âge, en opposition au pragmatisme et à la maturité. Ces satisfactions dérapent en investissement amoureux.
Grâce à la fortune encore, le pragmatisme croit trouver le moyen d'accroître son épanouissement tout en remédiant au préjudice subséquent, en joignant à l'utile du frère recruté l'agréable de la belle-sœur censée conjurer l'ennui. Coup double qui produit l'effet contraire en ruinant La Sentinelle et attisant la passion de Charulata par la jalousie que suscite tout contact d'Amal avec Manda, son opposée, aussi fruste et futile qu'elle-même est raffinée et cultivée. Il contribue pourtant à révéler la générosité foncière de Bhupati, qui souffre davantage de la trahision de l'amitié que du préjudice financier. Par là émerge un trait qui le rapproche de Charulata, offrant d'ores et déjà les chances d'une reconstruction.
Très belle structure narrative donc, richement productive avec une économie maximale. Mais rien de tout cela ne fait encore le film. Comment, servi par le magnifique travail d'acteur, un schéma provenant de la littérature et si approprié à la forme verbale peut-il se réclamer de la filmicité ?
En supposant qu'il sagisse de présenter à l'esprit un certain monde imaginaire, intérieur et extérieur, on peut dire que l'art s'efforce de produire pour l'esprit quelque chose qui n'existe pas dans le monde, en décrivant ce qui peut occuper la place de cette inexistence, autrement dit, en en créant la sensation. Il faut donc placer "décrire" entre guillemets. La littérature peut "décrire" les sentiments aussi bien que les phénomènes. Le cinéma n'a pas à "décrire" les phénomènes qui, lui préexistant en revanche, possédant une légitimité extrinsèque, s'imposent d'eux-mêmes de façon écrasante. Et s'il veut éviter la facilité de recourir au monologue, dialogue ou voix off, il n'a d'autre moyen de "décrire" les sentiments que ce qu'exprime le jeu des acteurs, ce qui risque, dans une confusion impossible à croire entre l'être et l'artifice, d'apparaître comme une suite de grimaces, disqualifiant les vraies possibilités de la pellicule.
D'où deux préceptes quant au cinématographe, qui se doit : 1) Afin qu'ils ne prennent pas toute la place, d'inhiber l'autoprésentation des phénomènes. 2) De se donner les moyens de faire droit au monde intérieur.
Ce qui peut se résoudre, de plus économiquement, en limitant la vocation à envahir l'espace filmique des phénomènes (visuels et sonores) enregistrés, à les détourner sur le monde intérieur, de sorte que la représentation phénoménale s'absorbe dans la suggestion de l'invisible, à condition que cela ne débouche pas sur un autre envahissement, celui de la technique. Écueil qui peut s'éviter en détournant également la technique sur le monde intérieur, notamment par les faux raccords, le jeu entre montage-image et montage-son, la métaphore, etc.
Satyajit Ray, s'il semble ici se laisser parfois griser par le zoom, la surimpression ou la musique comme renfort technique (insouciante flûte, archet plaintif et sombre bourdon) est un maître du détournement sur l'invisible.
La suggestion ne va pas sans l'ellipse qui, rompant la totalisation discursive, ouvre le jeu entre les éléments disjoints. Ellipse narrative certes, mais aussi figures évacuant de longues explications.
La métonymie est ainsi une sorte d'ellipse. La jalousie ne s'exprime jamais en tant que telle. À propos du linge qui n'est pas rentré, ce sont les invectives adressées à Manda occupée avec Amal qui pointent la jalousie de Charulata. L'émotion de Charulata perchée sur sa balançoire après le troublant trajet des jumelles allant du bébé à Amal se devine à ce petit bout d'épaule se soulevant rythmiquement tout en bas du cadre dans un plan serré.
La métaphore de même va plus directement aux choses. Le trajet optique des jumelles en est parsemé. Celle de l'anatomie érotique des feuilles en gros plan, associée aux gazouillis des oiseaux hors champ. Celle du trouble intérieur suggéré par la légère obliquité des jumelles par rapport au plan des yeux. On trouve les prémisses de ce lien entre le jeune homme et l'enfant dans le mode de cadrage en gros plan (technique au service donc de l'invisible) du balancement de Charulata, suggérant par transfert du mouvement que, elle étant immobile, c'est la caméra qui se balance tel le bébé - Amal - qu'elle bercerait dans sa nacelle.
De par l'ellipse et le faux-raccord de plus, la scène d'intimité au jardin recouvre une multiplicité de jours. Ellipse : Charulata promet de confectionner un cahier, qui atterrit aussitôt dit sur la natte où paresse Amal. Puis celui-ci écrit sous l'œil de la jeune femme perchée sur sa balançoire et qui, à la faveur d'un changement de plan, se trouve vêtue différemment. Faux-raccord multiplicateur.
On voit que, à l'instar de l'ellipse, le faux-raccord intentionnel produit des déports signifiants, latents d'être emportés au flot des informations nécessaires à l'intrigue, qui détermine la lecture du spectateur. L'écart ainsi produit par rapport à la norme de lecture suppose une appréhension sur la base de l'impression sensorielle, qui engage davantage la participation active du spectateur que le devenir logique du récit. Charulata au mari, hors champ mais supposé à ses côtés : "As-tu lu Swarnalata?". Un contrechamp le trouve au fond de la galerie en profondeur de champ, lui répondant de loin. Ici la technique devient métaphore de la distance spirituelle séparant les époux. De le soumettre au jeu, l'art ne laisse jamais indemne un dispositif cognitif.
À cet égard, le montage-son est ce qui est le plus fascinant, parce que, peut-être, très peu de réalisateurs en ont reconnu l'importance. C'est en effet par le jeu sur le son - qui n'est pas simple émanation du visuel - que le cinématographe sonore peut appartenir au domaine de l'art qui, à l'instar du sacré par rapport au profane, est en rupture absolue avec la structure cognitive de la représentation.
Ainsi le contexte urbain n'a pas besoin d'être montré. Ce sont les plus imperceptibles bruissements sonores hors champ qui le campent. D'autant plus présents qu'il sont moins distinctifs. La prégnance de la métonymie comme ellipse s'y confirme. De même que le raffinement de Charulata s'extériorise dans le tintements rythmé hors champ de ses bijoux, accompagnant notamment, en l'érotisant, la préparation de la literie pour Amal. Des sons acousmatiques parfois dramatisent l'action avec laquelle ils viennent coïncider. Un improbable chien aboie pendant le bras de fer de Bhupati avec Amal, métaphorisant la rivalité amoureuse qui se trame. Dans la même veine, c'est, hors champ, un chant nasillard contrepointé de cordes pincées qui souligne le malaise quand Charulata rétorque au mari qui semblait la croire suroccupée : "Tu crois que je n'ai pas le temps ?".
C'est aussi au moyen du montage-son que la part noire de l'enjeu s'imprègne, comme ce qui se travaille en profondeur, indépendamment de la suite des événements. Soit le trot sonore de la calèche au fond de laquelle Bhupati tente de pacifier la douleur qui l'étreint. Au cours du film, par anticipation, il intervient comme bruit de rue hors champ quand l'action engage irréversiblement le motif de l'escroquerie, l'associant par avance à la catastrophe amoureuse. À trois reprises lorsqu'il décide de faire confiance à son beau-fère. 1) Umapata avoue que son travail l'intéresse peu. En contrechamp, Bhupati + trot sonore. 2) Bhupati va s'accouder au coffre-fort (trot). 3) Il remet les clés au filou (trot sonore).
On peut comprendre que tant de subtilité d'écriture soit incompatible avec tout procédé signalétique, à savoir, les abus techniques déjà mentionnés. Seul défaut d'un film qui, avec L'As de pique (M. Forman), Le Désert rouge (M. Antonioni) et La Femme des sables (H. Teshigahara), n'en plane pas moins très haut au-dessus de la production mondiale de l'année 1964. 19/12/11 liste titres