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CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Germaine DULAC
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La Souriante Madame Beudet F. N&B Muet 1923 42' ; R. G. Dulac ; Sc. André Obey, d'après la pièce de Deny Amiel et André Obey ; Ph. A. Morrin ; Prod. Colisée Films ; Int. Mme Beudet (Germaine Dermoz), Mme Lebas (Madeleine Guitty), la bonne (Yvette Grisier), Mr Beudet (Alexandre Arquillière), Mr Lebas (Jean d'Yd), le champion de tennis (Paoli), le commis (Thirard).


   Mal mariée avec un marchand de draps, Mme Beudet, la souriante par antiphrase, se réfugie dans la lecture, notamment de Baudelaire, et le piano avec Debussy, un nom qui fait bien rigoler le patron. Quant à accompagner ce dernier à l'opéra avec son associé Lebas assorti de sa grasse moitié dans une loge prêtée elle préfère s'en abstenir. Avant l'opéra, Mr Beudet se livre, en vain, à sa parodie favorite du suicide au moyen d'un revolver non chargé dans un simulacre de chantage pour qu'elle se joigne à eux. Le piano étant par lui verrouillé, ne reste à l'incomprise, une fois seule, qu'à méditer la médiocrité de son existence, tout en jouant à retirer son alliance.
   Tourmentée cependant par des apparitions menaçantes de l'artisan de sa détresse, Madeleine court charger le revolver serré dans le tiroir du bureau. Le lendemain matin la trouve prise de remords, mais les allers et venues dans la pièce ne lui laissent guère la possibilité de décharger l'arme. Quand vient à l'époux l'occasion de réitérer sa comédie éculée du suicide à propos de ses dépenses à elle, celle-ci manifeste alors une frayeur extrême. "C'est toi plutôt qui mériterait..." dit-il en tournant l'arme contre elle avant de tirer. La balle par chance l'ayant manquée, il s'empresse de consoler sa meurtrière en puissance, convaincu qu'elle voulait se suicider. "Comment aurais-je fait pour vivre sans toi ?" Mme Beudet résiste à ses gestes d'affection. Un tableau représentant un bateau au-dessus d'eux se couvre de l'image d'une scène de théâtre de marionnettes.


   À la pieuse et poussiéreuse province s'oppose une implicite ville lumière ; à l'abominable Beudet (benet, baudet), la raffinée Madeleine Beudet ; au drapier, la musicienne avisée ; aux doigts courant sur le clavier, les paluches comptant la monnaie ; au très populaire Faust de Gounod (dans une loge prêtée !) caricaturé en inserts, le moderne Debussy qu'un Beudet ne peut blairer ; au grotesque et grimaçant petit-bourgeois, la sobriété de bon aloi d'un visage féminin voire, à la décharge photonique arrosant la large face, les modelés et décrochages de la photo d'art de Madame. Laquelle rêve de champion de tennis et de Sizaire-Bewick, l'automobile de luxe qui vogue sur les nuages. Que de clichés !
   Mais Dulac a quelque chose à dire et elle connaît son métier, qui consiste à laisser s'exprimer des rapports d'images sans abuser des cartons. Il s'agit de dénoncer en milieu petit-bourgeois la condition d'épouse, dont l'état de réclusion psychologique englobe tout le film, qui commence et se termine par les plans de la morne cité, ses prisons et ses tribunaux avec un rappel à mi-parcours, et se confirme dans le bain de lumière grisâtre d'intérieurs aussi aisés qu'étriqués. La maison s'offre à cet effet comme empilement vertical économisant la surface au sol.
   Heureusement, le sérieux de l'engagement social impliqué par ce récit d'un triste destin d'épouse se panache de burlesque. Il ne s'agit pas de s'identifier pour mieux s'indigner, mais de se questionner. Voyez notamment le jeu sur les échanges de haussements d'épaules. C'est aussi, avec bonheur, le plus souvent dans le détail que se manifeste la mésentente. Point d'excès démonstratif. Monsieur replace toujours au centre du guéridon le vase que Madame préfère décaler sur le côté.
   Surtout, c'est le monde intérieur qui se trouve des moyens de médiation, avec le concours du retour multiplié des gros-plans de la femme en souffrance répondant à de très-gros plans du grotesque grimaçant vis-à-vis, concrétisation d'un sentiment de répulsion. Des surimpressions présentifient le rêve éveillé. Ce qui, pour être une invention récente, n'en est pas moins le joujou dont on abuse (même Renoir dans La Fille de l'eau, 1924). Mieux vaut les rapports d'images. C'est ainsi que l'ennui s'exprime par les marques d'un temps s'éternisant. 29 et 30, la mesure journalière de la durée sur l'éphéméride murale s'étire interminablement à l'arrière-plan sur les deux jours de l'action, et des aiguilles d'horloge se traînent en inserts alternant avec la solitude de la femme privée de piano.
   Pas toujours la même horloge ni le même cadrage, anomalie suggérant une quête anxieuse de confirmation. Une inquiétude que traduit un effet de rétro-éclairage, faisant halo, comme émanant de l'intérieur à vif. Puis au paroxysme les allers-retours d'un gigantesqe battant de balancier au premier plan. À moins que l'éclairage ne souligne un dos voûté. Ou, précédé d'un regard oblique vers le haut, le battant en insert d'une cloche tardant à s'animer. Autre effet particulièrement réussi, le bref mais appuyé coup d'œil jeté sur la bonne le matin du 30. La bonne que, par empathie d'amoureuse imaginaire en adultère, elle avait autorisée à rejoindre son fiancé la veille au soir. Ce qu'indique le règne du fantasme c'est le degré d'aliénation dans lequel se trouve la femme. À quel point sa sujétion est intériorisée. Il lui suffit de tomber sur un portrait du mari pour renfiler au doigt l'alliance dont elle se jouait. Des hallucinations du mari surgissant à travers les murs, la fenêtre, résument le sentiment de culpabilité. Elle se sent surveillée. Ceci traduit dans le plan où Beudet dans la loge d'opéra braque ses jumelles face-caméra, succédant à celui où Madeleine charge le revolver. Genre de raccord latent relevant du processus d'écriture.
   Le récit a en effet le mérite de ne pas se contenter d'être coextensif à la ligne de l'action. Il comporte leurres et chicanes supposant un spectateur adulte, capable de réfléchir par lui-même. Que Mr Beudet soit tout honteux d'avoir abîmé la poupée sur laquelle il faisait la démonstration musclée de son autorité de mâle laisse à penser que c'est peut-être finalement un brave type. Il n'y a du reste, à part la résistance physique de Madeleine, que l'ironie du titre et l'espèce de deus ex machina négatif du tableau pour démentir ce qui apparaît comme un happy-end avec ce "Comment aurais-je fait pour vivre sans toi ?" Mais un démenti tranchant, transdiégétique, dénonçant l'égocentrisme de celui qui ne peut imaginer qu'on ait pu vouloir attenter à ses jours.
   Une cause courageusement défendue donc, surtout compte-tenu du contexte historique des milieux cinématographiques, où dominent les hommes. Nonobstant la scrupuleuse filmicité voire les audaces d'écriture comme le raccord latent sur les jumelles de théâtre, c'est par-là surtout qu'on peut parler d'avant-garde. 25/08/24
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