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CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Alexandre DOVJENKO
Liste auteurs

Arsenal (Aрсенаᴫ URSS  Muet N&B 1929 68' ; R., Sc., Mont. A. Dovjenko ; Ph. Daniil Demoutski ; Déc. Isaak Chpinel, Wladimir Muller ; Pr. VUFKU Kiev ;  Int. Semion Svachenko (Timosh),  G. Kharkov (soldat Armée Rouge), A. Boutchina (soldat allemand à lunettes), D. Erdman (officier allemand), S. Petrov (soldat allemand), Mikhaïlovski (nationaliste), A. Evdakov (Nicolas II).

  

   L'Ukraine s'est déclarée autonome en 1917 mais la situation est critique. Alors que la disette plonge la population dans la misère et que les hommes tombent comme des mouches au front quand ils ne désertent pas, le gouvernement provisoire, la RADA, proclame la République populaire ukrainienne le 22 janvier 1918. Timosh, probable déserteur, sort indemne de l'accident du train qui ramenait à Kiev les soldats démobilisés et s'inscrit au parti bolchevik. Au congrès Panukrainien il prend bravement la parole pour dénoncer la politique nationaliste du gouvernement provisoire, puis incite les ouvriers de l'Arsenal à la grève, qui aboutit à l'insurrection armée du 29 janvier. Retranchés dans l'usine les mutins sont décimés par les forces gouvernementales. Reste Timosh, dont la mitrailleuse est vide. Il se dresse seul face au bataillon dont les balles sont impuissantes. Les tireurs demandent s'il porte une cuirasse en-dessous. Déchirant sa chemise il offre son invulnérable poitrine aux Cosaques qui, effrayés, l'épargnent et s'en retournent. 


   Épopée politiquement engagée, combinant donc au rêve héroïque la réalité d'une cause encore chaude. Le contexte social est donné : aggravée par la disette, la misère des Moujiks, l'hécatombe au front et les grossesses illégitimes dramatisant l'absence des maris mobilisés. Tandis que dans les villes les files pour l'alimentation s'allongent.
   Contexte politisé : d'abord, par un jeu rudimentaire du montage, l'alternance misère/guerre, peuple affamé et endeuillé/classes dominantes, insurgés écrasés/insolente satisfaction, ironiquement traitée, des vainqueurs. Aux images d'une femme ayant perdu ses trois fils en âge de combattre et qui n'a pas de quoi nourrir les petits s'oppose l'insignifiance satisfaite du tsar, confiant dans une lettre "J'ai tué un corbeau." Puis après mûre réflexion : "Temps splendide". Moralité, le peuple souffre et le tsar est un imbécile heureux. La dialectique se fait rigide. À disqualifier d'emblée l'antithèse, elle ne dépasse pas la contradiction. 
  La frontière entre rêve et propagande semble indécise. L'enjeu est celui de l'art du cinéma, dont on est en droit d'exiger qu'il questionne par la sensation, davantage qu'il ne s'avance dogmatiquement. Fil d'autant plus difficile à débrouiller qu'il y a antinomie entre la vision pratique, voire militante et le genre épique, qui est idéalisant. Les images sont belles, certes, mais ne sont-elles pas instrumentalisées ?
   Le héros Timosh est plus beau, plus calme, plus présent que tout autre, pour tout dire : charismatique. Il paraît en Guest star à la seizième minutes,
à sa descente du train, sans arme, au faîte de la composition pyramidale formée par un groupe armé. Sur ses épaules repose tout l'enjeu de l'insurrection, au risque de n'en laisser qu'image d'Épinal. Mais en face, contraste absolu. Nationalistes, Bourgeois et notables sont caricaturés, au moyen notamment de gros plans malicieux. Borgne au pays des aveugles, le partisan de la République populaire ukrainienne exigeant le désarmement des soldats rapatriés promène une mèche ridicule pendouillant sur l'œil. Un manichéisme naïf conduit le spectateur à prendre parti, indépendamment des idées, pour les Bolchéviques.
   Les exécutions sommaires des insurgés sont pathétiquement cadrées et montées en cauchemar, au moyen
par exemple de la succession rapide de plans de plus en plus larges en partant du très gros plan jusqu'au plan d'ensemble du supplicié, ce dernier multiplié par une gigantesque ombre portée, qui s'effondre avec lui.
   Est mise en balance
la cause de la révolte de l'Arsenal et celle des dernières volontés d'un insurgé qui, après neuf années passés sous les armes voudrait être enterré chez lui. Trois insurgés délaissent leur poste pour un mort. Ceci dans une longue séquence traitée vigoureusement en mission sacrée, entrecoupée de scènes de l'assaut de l'Arsenal et s'étirant d'autant, consacrée à la dépouille sur un châssis à canon emporté au grand galop par six fougueux chevaux, jusqu'au village où la mère attend au bord du trou fraîchement creusé. Ici l'empathie, de l'autre côté la dérision.
   La vision de la guerre peut paraître plus éclectique. On y voit autant les Allemands souffrir que les Russes par l'épisode des gaz, faisant alterner un soldat pris d'hilarité chimique avec le rictus d'un cadavre à ses pieds. C'est pourtant une illusion que dément le cadrage et le montage : une file de la Deutsches Heer (l'armée allemande) offre d'inquiétante façon
des visages dissimulés par les casques en alternance avec les images de la misère ukrainienne. 

   La dimension épique n'est-elle donc point pour ouvrir quelque autre perspective, non partisane, celle d'un monde héroïque sous le regard détaché des dieux ? L'héroïsation de Timosh qui, devant les débris de la catastrophe ferroviaire déclare vouloir se faire mécanicien, réparer donc, à l'échelle épique, un monde abîmé hors de ses rails, ne suffirait pas à elle-seule comme thème. Il faut revenir à la filmicité, au cadrage et au montage, qui peuvent mener l'art très loin quand ils ne sont pas le simple instrument de la narration : non soumis au signifié préexistant, qu'au contraire ils déstabilisent, mettant en jeu la constellation des possibles langagiers. Le jeu commence quand le cadrage se fait plus quadratique qu'optique, et que l'image assume sa nature d'image bidimentionnelle, relai du sens plutôt que reflet de la réalité. Dovjenko ne fait-il pas fausse route quand il se contente de gauchir une image déjà constituée, tels les cadrages inclinés à 45°, dont du reste il abuse dans le goût bien soviétique d'alors ? On se trouve en effet implicitement invité à la redresser mentalement afin de bien prendre la mesure de l'angle du malaise. Voir le plan du quai de la gare. Mais là où il devient créateur c'est à évacuer la troisième dimension, à congédier brutalement Newton, à oublier le cadrage anthropomorphique en taillant dans la masse corporelle, à déporter le centre sur un bord ou dans un angle, à brouiller la piste entre cadre et image, les baïonnettes se faisant par ex. barreaux fixés au cadre, bref à composer audacieusement l'image le plus artificiellement possible.
   Dans ces conditions, le montage associatif par la juxtaposition d'éléments disjoints peut déployer toutes ses puissances. Genre de rapport dont on ne comprend pas d'abord le sens,
entre des images elles-mêmes émancipées de leur référent. L'écart différentiel entre les plans induit une métaphoricité latente différant le sens littéral.
   C'est d'autant plus libre que l'humour et le fantastique brisent les frontières de genre. Ainsi les chevaux sont intelligents, ils communiquent avec les humains. Quand le héros agonisant s'adresse à ses frères d'arme afin qu'ils portent son corps au pays, le contrechamp montre autant de chevaux que d'hommes. Durant la course, on les exhorte : "Hé chevaux hardis, hâtez-vous pour enlever notre camarade." Réponse : "Nous entendons nos maîtres. Nous filons à la vitesse de nos vingt-quatre sabots !". La force lyrique bouleverse les catégories. Jusqu'aux objets qui atteignent à la dignité d'êtres animés. 

   L'accident ferroviaire. On est en pleine ivresse du retour au pays, au point de s'emparer du train que le mécanicien refuse de conduire faute de freins. Mais Timosh a invité ses compagnons à les réparer. En pleine course, des joueurs de cartes et des sentinelles armées incitent Gavrila, le mécanicien improvisé, à aller toujours plus vite : "Allez, fonce, Gavrila !" Suit en montage ultra court sous divers angles le train défilant. "Allez, fonce, fonce, Gavrila !" Ce n'est pas le conducteur qu'on voit à la suite mais l'accordéonniste penché, comme cramponné à son instrument recadré en gros plans sous des angles variés, suivis d'un très gros plan. Vues diverses des flancs de wagons de marchandise filant comme l'éclair, entrecoupés de wagons-plateaux surmontés de silhouettes armées sur fond de décor fuyant. Retour à l'accordéon, puis des wagons traversent vivement l'écran en plan serré. Carton : "Bourre le piston !", suivi de l'image très fugace d'une espèce de matelassier bourrant un ballot. Après une alternance de plans des bureaucrates de la ligne anxieusement rivés aux dépêches d'alerte, et des passagers sautant en pleine marche, entrecoupés de gros et très gros plans de faces terrorisés, l'accordéon roule sur un plateau de planches avant de tomber à terre. Plan de coupe de la main dressée d'un moribond qui se crispe. L'accordéon frémit, se recroqueville, s'immobilise. La main s'abat inerte. Plan serré sur les jambes d'un corps étendu. Timosh se redresse, véritable Phénix émergeant du chaos enfumé. 

   On a donc une espèce de train-accordéon, corps vivant de l'insurrection, dont le son musical est encore plus fort d'être muet, ivre de liberté mais qui succombera en raison de son impréparation. Heureusement provisoire, car Timosh est là. Il sera mécanicien. Grand-réparateur toujours renaissant de ses cendres. La Révolution.

   Voilà la poésie. Son élan épique se cherche dans un montage accéléré foisonnant.  Certes, elle ne parvient pas vraiment à unifier ces images, trop travaillées peut-être en elles-mêmes pour se dissoudre dans un flux qui porterait au cœur du poème. Et les naïvetés de l'engagement héroïque n'atteignent à la force mythologique des grandes épopées littéraires de l'Histoire que pour un public qui partage cette ferveur révolutionnaire. L'exaltation épique de la grandeur de l'homme n'était-elle pas pourtant le meilleur moyen d'éviter la basse propagande ? Pour autant que l'on consente à la force symbolique des images c'est bien, à défaut de chef-d'œuvre, une grande œuvre expérimentale.  01/11/19 Retour titre