CINÉMATOGRAPHE 

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Satyajit RAY
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Le Monde d'Apu (Apur sansar) Inde VO N&B 1959 106' ; Sc. , R. S. Ray ; Ph. S. Mitra ; M. Ravi Shankar ; Pr. Ray Prod. ; Int. Soumitra Chatterjee (Apu), Sharmila Tagore (Aparna), Swanpan Mukherjee (Pulu), Aloke Chakravarty (Kajal).

   À Calcutta, Apu, diplômé de l'université publiant des poèmes, des nouvelles et bientôt un roman, ne peut plus honorer son loyer. Il revend des livres et cherche en vain du travail. Son ami Pulu lui en propose mais d'abord l'invite à la campagne au mariage de sa cousine Aparna. Cependant le fiancé a sombré dans la folie. Selon la tradition, la promise est maudite si elle ne se marie pas au jour fixé. Menée par Pulu, la famille supplie Apu de remplacer le fou. Après avoir énergiquement refusé, il accepte par pur amour du bien. Le couple emménage à Calcutta dans le sordide logement d'Apu, au grand désespoir de la mariée.
   Mais elle se remet miraculeusement après avoir vu un petit enfant par la fenêtre. Apu est honteux : il veut engager une servante pour lui épargner les besognes indignes de sa personne selon lui. Dans une scène où son visage rayonne de certitude
amoureuse, Aparna lui fait savoir qu'il devrait pour cela travailler davantage et qu'elle préfère le garder auprès d'elle. Après des débuts totalement défavorables donc, le grand amour éclate.
   Bientôt enceinte, Aparna doit aller chez sa mère se reposer. Les époux
correspondent passionnément puis brusquement Apu apprend de la bouche de son beau-frère qu'un accouchement prématuré a coûté la vie à sa bien-aimée. Il réagit avec violence puis fuit dans la nature où il disperse les pages de son livre inachevé comme de cendres funéraires.
   Après cinq ans de silence, Pulu va solliciter le jeune veuf pour tenter d'apaiser la souffrance de deux êtres, lui-même et son fils Kajal. Apu avoue en vouloir à l'enfant de la mort de l'épouse. Après le départ de son ami il se ravise et débarque chez les grands-parents, chez qui l'enfant est élevé. Après avoir résolument rejeté ce père inconnu, Kajal accepte de le
suivre en feignant de croire qu'il va le conduire à Calcutta chez son père. Découvrant enfin le bonheur d'être ensemble, père et fils reprennent goût à la vie.

   La première condition artistique(1) est d'avoir à dire quelque chose de tellement essentiel et inouï que le langage même, sur la base de la sensation et de l'émotion, en est à inventer. Comment développer un récit qui ne soit pas un simple enchaînement logique mais s'entortille dans une épaisseur humaine ? Comment faire des protagonistes des êtres uniques, de l'amour un éblouissement, de la souffrance une torture, de l'espérance une renaissance ? Comment, du reste, manifester le monde intérieur ? À l'aide du corps et de l'éclat du visage, du décor visuel et de l'univers sonore, in, off et over, des figures suppléant à l'incapacité émotionnelle de la représentation(2), du mouvement d'appareil, du cadrage et du montage qui donnent véritablement sens à tout le matériau en le reversant à l'ordre du temps. Tout concourt alors à créer un univers de fiction donnant accès à une vérité humaine, qui peut nous bouleverser.
   Il ne s'agit pas de mimer une supposée réalité, mais d'en suggérer l'effet sur l'âme. Ainsi l'amour ne s'exprime jamais avec autant de force que par la métonymie : c'est
l'épingle à cheveux oubliée dans le lit et que contemple Apu qui révèle au spectateur l'amour de celui-ci. Ou bien, lorsque ému par Kajal Pulu prend conscience du besoin d'amour de l'enfant, une lampe du plafond se balance sous l'effet du vent, rappel du berceau d'osier suspendu lorsqu'il était bébé, métonymie encore en même temps que métaphore.
   Cependant, le récit observe avant tout une logique polymorphe qui correspond à une vérité du temps. Il y a bien sûr le simple écoulement continu marqué, à grande échelle, par le grisonnement du grand-père ou par les détails naturels de l'avancement de l'heure : au soir des noces par exemple, quand le ciel s'assombrit et que la brise  soudain
couche les voiliers sur le fleuve.
   Mais il y a surtout la temporalité heurtée des aberrations causales de l'amour. C'est d'un mariage de convenance que naît l'amour véritable. C'est de la contrainte sociale que procède la liberté véritable, celle de l'épanouissement affectif, de ce feu-follet s'adonnant à des activités gratuites : jouer de la flûte, déclamer des vers, faire la sieste pendant une cérémonie de
mariage
   La vie maritale ensuite comporte des épreuves qui seront surmontées de façon imprévisible
(3) dans des dépassements accélérateurs de temps. La crise de désespoir d'Aparna découvrant le taudis va se résoudre par la prise de conscience du désir d'enfant (en apercevant un nourrisson à travers une fente du rideau semblable à l'orifice génital) révélateur d'un amour profond, qui va précipiter le mouvement du récit : grossesse, et accouchement fatal.
   Parallèlement, on voit que l'accumulation des tracas quotidiens liés à la pauvreté : 
hurlements de locomotive, servitudes ménagères, blattes mêmes sont allègrement surmontés par l'épouse amoureuse, qui fut pourtant élevée dans l'abondance. Le déroulement du temps n'est nullement appesanti par le sordide quotidien.
   En revanche, associées au malheur, soit qu'elles l'accompagnent, soit qu'elles le présagent, les manœuvres ferroviaires à l'arrière-plan empâtent dramatiquement le flux temporel. Ce qui entraîne des prolongements symboliques
(4) : le train s'associe, dans des images spectrales, au départ sans retour d'Aparna ; et Kajal refuse violemment la petite locomotive à l'aide de laquelle son père pensait le pacifier. Finalement elle restera entre les mains du grand-père comme le poids dont se sont déchargés père et fils se hâtant d'accuser la distance.
   Le temps obéit donc à une logique discontinue, c'est ainsi qu'on le vit dans la réalité où sa prégnance est fonction de la nature des événements et des conditions affectives de leur réceptions. La métamorphose d'Apu après la mort d'Aparna creuse un abîme temporel, accentué par l'effet d'ellipse : cinq ans s'écoulent hors du temps. Ceci souligné par le contraste entre, d'une part, l'insouciance du jeune homme, qui n'est guère impressionné par les récriminations de son propriétaire, auquel il tourne le
dos, et dont l'attitude indolente traduit un détachement épicurien du monde et, d'autre part, la pénitence de cet ermite sévère et hirsute de la deuxième partie. Néanmoins le temps se reboucle dans le radieux visage barbu de la fin, opérant la synthèse apaisante.
   Cependant, comme dans ces entrelacs rythmiques musicaux dont Ravi Shankar gratifie le film, le temps se fait aussi matière palpable portant l'événement sous une forme humble et quotidienne dans l'émission de ces sons de la nature alentour que sont les cris animaux, le vent, la pluie. Par conséquent la musique n'est pas ce grossier replâtrage habituel : non seulement parce qu'elle possède une qualité d'improvisation qui l'apparente au travail du film même, mais aussi parce que, de l'imperceptible au tonitruant, la hauteur en est modulée selon l'action.
   Tout concourt à poétiser l'événement. Le travail poétique du raccord par conséquent ne paraît jamais purement ornemental. Il revêt au contraire une impérieuse nécessité. Soit qu'il exprime un état de fait : la qualité amoureuse de la vie conjugale, notamment par ce travelling avant jusqu'au gros plan de l'éventail, sur le repas d'Apu éventé par Aparna, suivi d'un travelling arrière dévoilant l'inversion des
rôles. Soit qu'il s'inscrive dans le déroulement de l'intrigue, de façon prémonitoire, par exemple : l'écran de ce médiocre film indien que vont voir les jeunes mariés, où un garçonnet menacé par un démon est sauvé par un sortilège (comme Kajal sera arraché à sa propre méchanceté - envers de la souffrance - par la puissance magique du retour de son père), devient la lunette arrière rectangulaire de la calèche où un duo d'amour se donne libre-cours.
   Un film d'apparence aussi simple qu'est complexe sa structure par conséquent, ce qui est l'indice d'une valeur artistique de premier plan. 20/02/04
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