CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Abel GANCE
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Un grand amour de Beethoven Fr.  NB 1936 135' ; R., Sc., Abel Gance ; Dial. Steve Passeur ; Ph. Robert Le Febvre ; M. Beethoven ; Pr. General Production ; Int. Harry Baur (Beethoven), Paul Pauley (Schuppanzigh), Annie Ducaux (Thérèse Brunswick), Jany Holt (Giuletta Guiciardi), Jane Marken (Esther), Jean Debucourt (conte Gallenberg), Jean-Louis Barrault (Karl), Lucas Gridoux (Zmeskall).

   Épris de la brillante et jeune pianiste Juliette, son élève, Beethoven est d'abord payé de retour, puis elle épouse sur un coup de tête le comte Gallenberg, mais déçue s'avise plus tard aimer toujours le maître. Entretemps celui-ci s'est tourné vers Thérèse, autre jeune élève, qui se dévoue à ses côtés. Il se déclare mais s'apprête à rejoindre Juliette resurgie après un long laps, mère d'une petite fille. Une lettre d'amour rédigée à son intention est surprise par Thérèse qui s'en croit destinatrice. Beethoven n'osant la détromper se résout au mariage. Éconduite par l'effet de cette lâcheté, Juliette retrouve Beethoven quelques années plus tard, toujours célibataire et vivant dans la misère avec son neveu Karl, un mauvais sujet. Le grand compositeur meurt au moment où le public le redécouvre, pleuré abondamment par Thérèse, qui n'est pas admise au chevet.

   Indéniable dans les grandes figures comme l'aile du moulin scandant pour l'œil le lancinant mouvement intérieur de la souffrance du musicien, dans le modelé vigoureux des masses par la grâce de la lumière, ou encore dans le cadrage des gros plans comme expression intérieure et dans les jeux de surcadrage de puissants portraits visuels, le talent épique de Gance se trouve mis en défaut à maints égards : la fixation au genre mélodramatique, le traitement théâtral de l'espace, l'instrumentalisation de la musique de Beethoven et en général la conception sonore, le jeu démonstratif des acteurs associé à une narration maladroite sous forme de chronique (linéaire) avec cartons en transparence, signalant dates et événements. Les personnages secondaires, limités à des figures schématiques de vaudeville (l'amie dévouée, le gai luron, l'inflexibles éditeur, le mauvais neveu, etc.) ont un rôle essentiellement didactique : ils complètent par des paroles déclamatoires l'action, qui devrait procéder d'une évidence audio-visuelle ("il est resté trois jours sans soins... Va chercher un prêtre...").
   L'inconvénient du mélodrame est majeur, car il se fonde sur une valeur extrinsèque : alors qu'on croit le bonheur imminent, la fatalité le contrecarre, relayée par la mort qui brise les écluses lacrymales pour peu qu'elles aient pu résister jusque-là. Le pathétique repose sur cette artificielle frustration du spectateur invité à s'identifier aux personnages principaux.
   La théâtralisation procède de la confusion de l'espace du film avec un réel supposé qui serait concentré dans les limites d'un plateau de théâtre, alors que la puissance du cinéma réside en l'occurrence dans sa capacité, grâce au cadrage et au montage, à distribuer l'espace du récit selon la puissance d'une écriture filmique.
   Ainsi le cabinet du compositeur au rez-de-chaussée est-il une véritable scène pourvue de coulisses et d'une "rue" (la partie située entre les coulisses) au fond, identifiée à la véritable qu'on devine à travers une baie vitrée par les allées et venues des visiteurs empruntant la porte du fond. Côté jardin une autre porte donne sur la salle à manger. Juliette peut ainsi, au mépris des usages sociaux élémentaires, surgir du dehors et surprendre Ludwig assis face au spectateur, dûment offert à la plongée en gros plan susceptible de donner à l'imposante tête le fameux relief léonin.
   Quand la jeune femme repart, sa silhouette rapetissant à travers la baie est une forme de dramatisation faible par rapport au pouvoir qu'offriraient des moyens pleinement filmiques. La mise en exergue du pathos par le contraste des sons joyeux émanant de la salle à manger à travers la porte est ainsi scéniquement justifiée, mais avec des moyens théâtraux. Mieux, la collision dramatique de l'élément gai et du triste se produit, au prix des mêmes transgressions, à l'irruption de la bruyante compagnie par la porte côté jardin.
   L'instrumentalisation de la musique, qui réduit un univers musical autonome au rôle de commentaire de l'image (Cinquième symphonie : pom ! pom ! pom ! POM !), nourrit largement cet aspect mélodramatique en son principe. Ainsi l'aveu de Juliette de son amour pour le comte est approuvé par la Sonate au clair de lune, distillée au piano par le maître dont les gros plans interposés du visage expriment la torture. L'effet musical est alors l'exacte figure du ressort mélodramatique : à la fois sentimental (l'aveu) et pathétique (son effet sur le héros). Or le spectateur s'identifiant évidemment à celui-ci, le pathos est prévalent.
   Gance n'est certes pas un génie du cinéma sonore, on a déjà pu maintes fois le constater. Qu'il suffise ici d'évoquer les coups de tonnerre marquant les temps forts ou, pis, les grossiers bruitages de tempête autour du moulin. Et sans doute la médiocrité de la dimension sonore pèse-t-elle lourdement sur la direction des acteurs. Jany Holt est fort artificielle (Galerie des Bobines). Quant à Harry Baur, passe encore que, ventripotent et largement quinquagénaire il incarne, au début, le Beethoven de trente-et-un ans, ce pourrait être à la rigueur un trait épique, mais qu'il cabotine dès qu'il ouvre la bouche, cela réduit à néant tout gros plans méditatif. Se jouant cependant par trop sur les contrastes d'ombre et de lumière, l'éclairage ne nous livre guère de la tête qu'un masque qui va rejoindre le célèbre masque mortuaire de l'histoire, dont le film ne se lasse pas.
   On peut aisément se convaincre en le revoyant que si ce film a vieilli, c'est notamment en raison de ce genre de fautes commises contre la sobriété salutaire au 7e art. 18/12/06
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