CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Luc et Jean-Pierre DARDENNE
Liste auteurs

Le Jeune Ahmed Bel. 2019 84' ; R. et Sc. L. et J.P. Dardenne ; Ph. Benoît Dervaux ; Mont. Marie-Hélène Dozo ; Déc. Igor Gabriel ; Pr. Les Films du Fleuve et Archipel 35 ; Int. Idir Ben Addi (Ahmed), Olivier Bonnaud (l'éducateur de référence), Myriem Akheddiou (Inès), Victoria Bluck (Louise), Claire Bodson (la mère), Othmane Moumen (l'iman Youssouf), Amine Hamidou (Rachid, le frère), Cyra Lassman (Yasmine, la sœur), Karim Chihab (conseiller philosophique du centre), Baptiste Sornin (l'avocat), Marc Zinga (le juge), Eva Zingaro-Meyer (le psychologue).

   En banlieue liégeoise, Ahmed, treize ans, musulman d'origine maghrébine, orphelin de père, mère européenne convertie à l'islam, est sous l'emprise de l'imam Youssouf, qui dicte à son désir de pureté des réponses fondamentalistes. Le jeune idéaliste se met en tête d'assassiner Inès, sa professeure musulmane de l'école de devoirs maghrébine, comme apostat selon Youssouf car occidentalisée et désireuse d'enseigner l'arabe par des chansons, en dehors du Coran. Une tentative ratée à l'arme blanche le conduit dans un centre de rééducation qui organise des journées de travail dans une ferme. Inès fait savoir par sa mère qu'elle aimerait rencontrer son agresseur pour comprendre son geste. Ahmed s'y oppose puis semble se raviser. Il va en effet faire preuve de bonne conduite avec l'arrière-pensée de rendre possible la rencontre pour mener à bien son petit djihad au moyen du manche affuté à cet effet d'une brosse à dent dérobée. La rencontre supposée être salutaire est organisée dans le bureau du juge, mais annulée en raison de l'effondrement nerveux d'Inès. Entretemps une attirance réciproque avec Louise, la fille de quinze ans du fermier se fait jour. De retour à la ferme après l'échec chez le juge, Ahmed demande à la jeune fille, à cause de l'échange d'un baiser, de se convertir à l'islam afin d'atténuer la gravité de son péché. Elle refuse. Pendant le retour au centre il s'échappe de la voiture de son référent et rejoint l'école de devoir, qu'il trouve fermée. Muni d'un piton arraché au mur en guise d'arme il fait une chute grave en tentant de s'introduire par le toit, mais parvient péniblement à alerter Ines, qui accourt. Une demande de pardon à peine audible lui est adressée. 

      
    La configuration psychologique, si l'on veut bien entendre par là ce qui peut se déduire des images sonores et non de la croyance en l'existence d'individus derrière celles-ci, est assez cohérente et forte pour donner sens à la fin du film, pourtant généralement indécidable aux yeux du public. Ahmed voudrait que sa mère observe la loi coranique. Lui reprochant de boire, il va jusqu'à la traiter d'alcoolique en arabe. L'imam fondamentaliste Youssouf a tout du substitut du père disparu. D'autant plus qu'Ahmed pense avoir hérité de son père une dette au regard de la religion. En acceptant l'émancipation de sa mère, l'auteur de ses jours selon lui "s'écrasait". Le rachat du père passe par un combat pour la soumission à l'islam radical. Le comportement du garçon traduit un sentiment d'urgence, à la mesure du poids dont il aspire à se délivrer. D'après le découpage du film publié dans l'Avant-scène Cinéma (1), les ellipses ont été multipliées au tournage à cet effet. De surcroît, Youssouf se sert pour l'influencer de l'exemple d'un cousin de sa pupille mort martyr en Syrie. Or il est hostile à Inès, "cette chienne", accusée de vouloir nuire à l'islam en proposant d'enseigner la langue arabe profane, qui plus est sous forme de chansons, qualifiées de "blasphèmes de la langue sacrée du prophète". L'acharnement meurtrier d'Ahmed indique que l'instrumentalisation de la charia l'a conduit à imputer la déviance maternelle à la jeune femme.
   Il y a donc clivage, mettant en réserve l'image de la bonne-mère d'où pourra se propager
le ferment de résilience à travers une série de figures dont Louise est l'avatar majeur. Sous l'apparence d'une détermination farouche, Ahmed est dans l'ambivalence. C'est après la visite de sa mère au centre qu'il va se montrer coopératif en participant aux activités sportives au lieu de rester enfermé dans sa chambre entre Coran et tapis de prière. Mais avec arrière-pensée. Il voudrait à la fois faire plaisir à sa mère et tuer à travers Inès la mauvaise-mère. De même qu'en se rasant le duvet du visage pour faire venir le poil, il s'autorise en douce par anticipation la séduction masculine qu'il s'interdit par ailleurs, tout en aspirant à la barbe fondamentaliste. Il demande aussi à retourner à la ferme après y avoir renoncé. Ce lieu représente à la fois la possibilité de l'amour et de l'évasion pour l'accomplissement du meurtre. Il téléphonera donc à sa mère pour lui annoncer qu'il accepte de rencontrer Inès.  
   C'est peut-être à tort qu'on a jugé Ahmed imperturbable. Il se tient plutôt en retrait d'un bouillonnement intérieur, à l'abri de ses lunettes et de sa tignasse épaisse, comme on peut l'être à cet âge, d'où l'épithète "jeune" accolée à son nom. L'impassibilité, qui, loin de traduire une maîtrise des sentiments est plutôt une forme de suspens de leur expression, est le symptôme d'une impossibilité à exprimer un monde intérieur chaotique.
   La répartition des genres est hautement significative à ces égards. Les rôles répressifs sont dévolus aux hommes : l'imam, le référent et les éducateurs du centre, le juge, les policiers et Rachid lui-même qui voudrait imposer aux femmes les règles de leur conduite, y compris à sa sœur qui "s'habille comme une pute", c'est-à-dire comme toute citoyenne normale. Les femmes ont un rôle éducatif ou de soin (la psychologue). Il est significatif que, d'après le découpage déjà cité, un éducateur-enseignant du centre fermé ait été,
en cours de tournage, remplacé par une femme. Un autre changement impliquant les femmes nous conduit plus profondément à l'enjeu de résilience. Dans le scénario d'origine, à l'arrivée de Rachid à la ferme, Sandrine, la mère de Louise, était en train de changer la paille des litières des vaches. Ce qui au tournage s'est mué en installation d'une trayeuse, laquelle va s'inscrire dans tout un jeu sur la base du lait de la maternité avec la nutrition des veaux fortement associée à Louise, au point de la cadrer poitrine, avec un effet de lumière face à lui dans l'ombre à deux reprises. Un veau tète même sa main sous le regard de l'ado, qui ne peut empêcher un sourire de naître sur ses lèvres ordinairement si austères à l'adresse de la petite "nourrice".
   Il y a trois catégories de femmes. Au-delà de la quarantaine, les mères statutaires, soit, Sandrine la fermière et la propre mère de Rachid. À trente-cinq ans, celles qui ayant encore les traits de la jeunesse telles Inès, la psychologue et l'éducatrice-enseignante, sont en âge d'être les mères de Rachid. Elles font la transition entre les mères et Louise, qui est un peu plus âgée que Rachid. D'où cet érotisme lacté de l'initiatrice du baiser. C'est d'ailleurs la frustration résultant du refus de conversion à l'islam qui ranime la pulsion meurtrière à l'encontre d'Inès après un geste de violence porté sur Louise traitée de mécréante. Il lui a fallu voir la mort de près par opposition à celle, dogmatique, du martyre du cousin, pour se raccrocher, terrassé et appelant "Maman!", à la bonne mère, en balayant les préventions fallacieuses du fanatisme. Ce vers quoi le pousse l'épisode amoureux avec Louise. Tellement fort qu'Ahmed a pu hésiter entre la prière, dont il ne manque jamais l'heure assignée, et la promenade en tracteur avec la jeune fille. On voit donc ce qui anime l'ambivalence. La bonne-mère déniée dans la vraie mère se déplace sur Sandrine, la fermière, fournissant la trayeuse qui transfigure Louise en objet d'amour. C'est si vrai que dans un premier temps, Ahmed ne voulait pas retourner à la ferme car "ils sont trop gentils". Mais c'est l'objet d'amour qui ramène en feed-back Inès à la figure de la bonne-mère, qu'elle incarnait en effet parfaitement par son dévouement.
 

   Malgré une caméra s'efforçant d'être au présent en accusant toujours un léger retard par rapport à l'action qu'elle suit dans les plans-séquence, caméra qui, d'ignorer ostensiblement la suite, voudrait se montrer plus questionnante que démonstrative, le chemin suivi par le jeune Ahmed ne laisse pas de s'affirmer comme celui d'une épreuve de l'âme. La caméra a beau faire mine de s'essouffler dans le sillage de la fureur adolescente, elle aura toujours une longueur d'avance à la séquence suivante. Distanciée à la fin de la séquence A, mais anticipatrice au début de la B, déjà postée au bon endroit. Le raccord téléologique reprend ses droits. Tandis que le plan fixe prend son temps pour donner à l'émotion le temps de s'épanouir. La rédemption va germant sous les apparences de la haine. Le jeune fanatisé reste de bout en bout figure d'amour. Film au fond profondément chrétien avec cette émouvante petite vierge-mère de notre temps placée au cœur de l'enjeu spirituel. En filigrane, le "tu ne tueras point", apport fondamental selon les Dardenne, de la religion du Livre à la base de notre civilisation (voir l'entretien dans le dossier cité en référence en note). C'est finalement plus démonstratif que questionnant, et plus consolant qu'interpellant. En bref, le sens est dicté par la fin résolutrice, par trop morale à mon goût, je l'avoue, ce qui n'ôte rien à mon admiration pour les Frères. 20/07/21 Retour titre


Note    

1) http://diaphana.fr/wp-content/uploads/2019/03/asc666-le-jeune-ahmed.pdf