CINÉMATOGRAPHE 

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Michael CIMINO
Liste auteurs

Voyage au bout de l'enfer (The Deer Hunter) USA VO Technicolor, Panavision, 1979 176' ; R. M. Cimino ; Sc. Deric Washburn, M. Cimino, Louis Garfinkle, Quinne K. Redeker ; Ph. Vilmos Zsigmond ; M. Stanley Myers ; Pr. B. Spikings/M. Deeley/M. Cimino/J. Peverall/Universal-Emi Film ; Int. Robert De Niro, John Cazale (Stan), John Savage (Stevie), Meryl Streep (Linda : voir Galerie des Bobines), Christopher Walken (Nick), George Dzundza (John), Chuck Aspergren (Axel), Shirley Stoler (la mère de Stan), Rutanya Alda (Angela).

   1968. Cinq copains appartenant à la communauté balte sont ouvriers sidérurgistes aux aciéries de Pennsylvanie. Ils se préparent à fêter le mariage d'Angela, enceinte, et de Stevie - qui n'est pas le géniteur -, avec lequel Mike
(De Niro, Galerie des Bobines) et Nick (Christopher Walken, Galerie des Bobines) vont partir au Vietnam dans les jours prochains. Pendant l'imposante fête traditionnelle, Nick demande en mariage Linda, qui accepte. La petite équipe s'engouffre dans la Cadillac cabossée de Mike pour aller chasser le daim en montagne. Mike, le perfectionniste qui n'accepte de faire équipe qu'avec Nick, abat un daim d'une seule balle comme il se plaît à le recommander. Ils se retrouvent au bar fermé de John devant un billard, à hurler les rengaines de la radio tout en s'arrosant de bière. Soudain la radio se tait, l'un d'entre eux se met au piano et joue une sonate qui transforme le déconnage en fraternité méditative.
   On plonge sans transition dans l'Enfer Vietcong. Prisonniers de guerre au cœur de la jungle, Mike, Nick et Stevie sont contraints par leurs geôliers de jouer à la roulette russe. Seul Mike garde la tête froide. Il apaise la panique de Stevie et parvient avec l'aide de Nick à ourdir l'évasion en abattant les tortionnaires grâce à deux balles supplémentaires concédée dans le barillet sous prétexte de pimenter le jeu. En descendant le fleuve sur un arbre déraciné, les trois amis sont recueillis par un hélicoptère, mais épuisé et incapable de se hisser dans la carlingue, Stevie s'écrase sur les rochers du fleuve. Mike replonge et le ramène sur la rive en piteux état. Il le confie à des militaires sur une route encombrée de milliers de réfugiés. À Saïgon, devenu à moitié fou, Nick déserte et s'engage dans un tripot comme joueur professionnel de roulette russe.
   Couvert de décorations, Mike fait un retour en Pennsylvanie mais évitant l'accueil triomphal, il se rend en secret chez Linda, qui n'a jamais eu de nouvelles de Nick. Une liaison s'ensuit. Cependant Mike apprend que, refusant de voir son épouse, Stevie est dans un hôpital de vétérans. Il s'y rend pour découvrir sur une chaise roulante un cul-de-jatte manchot. Le tiroir de sa table de nuit est bourré de dollars expédiés de Saïgon. Malgré ses protestations, Mike ramène son ami chez son épouse et retourne à Saïgon où l'on évacue les Américains dans la confusion générale. Moyennant des liasses de billets verts, il retrouve Nick dans un tripot clandestin, mais amnésique. Pour réveiller sa mémoire, il joue contre lui à la roulette russe et le voit mourir sous ses yeux. Il ramène le corps au pays comme il l'avait du reste promis au début à Nick. Après l'enterrement la petite communauté réunie dans le restaurant de John entonne le "God Bless America".

   Autant
Apocalypse Now, sorti la même année, recherchait le spectaculaire en usant des effets frontalement les plus grossiers, autant à l'inverse
ce film tire l'essentiel de sa substance d'un investissement sur les marges de l'intrigue.
   Le véritable Enfer n'est pas en effet l'enfer vert exotique, mais celui qui gît en puissance dans l'environnement familier. Dès les premières images, la violence jaillit par ce camion citerne qui, traversé de sinistres lueurs, fonce sur le faubourg nocturne tous avertisseurs hurlant. Il précède directement la vision infernale des ouvriers s'agitant sous leurs caparaçons ignifugés dans un gigantesque et tumultueux brasier.
   On sait du reste que le bourg pennsylvanien est filmé sur un ensemble de six sites distincts de manière à rendre l'usine omniprésente, pas seulement visuellement, mais aussi acoustiquement. Elle est  significativement
située à l'arrière-plan du cimetière, et l'enterrement de Nick est rythmé par la cadence des machines.
   Les armes n'ont pas besoin non plus de légitimation patriotique pour imposer leur présence mortifère. Le gentil copain Stan est toujours armé et la chasse au daim préfigure la roulette russe, laquelle n'est pas un fait de hasard non plus s'agissant de communauté russe : l'insistance sur les comportements rituels, la longue scène du mariage, les cadrages de l'église à bulbes sont autant de caractérisations martelant une russité constructive pouvant brusquement s'inverser en catastrophe par un petit jeu de gâchette aléatoire. Avant de mourir au hasard du barillet par ailleurs, Nick semble avoir une minuscule lueur d'intelligence alors que Mike, pour éveiller sa mémoire, évoque son credo de chasseur : "une seule balle". Nick répète "une seule balle" puis expire la tempe traversée. Les deux versions, pacifique et guerrière, sont si bien liées qu'à son retour, Mike applique la roulette russe sur le crâne de Stan avec la propre arme de celui-ci.
   Mike apparaît donc comme le grand personnage de l'histoire. En cela, le film n'échappe pas au star-system. De Niro est celui qui sauve les hommes, console les femmes, mène la danse.
   Mais ce n'est pas si simple. Une anomalie introduit un doute à cet égard. Dans toute la dernière partie après le retour au pays, il est en uniforme (sauf durant l'épisode de Saïgon) bien que libéré. Le même uniforme à béret vert que celui du vétéran à comportement énigmatique présent à la noce. Les trois conscrits offrent un verre à cet intrus qui ne sait rien dire d'autre, l'œil fixe, que "fuck you !", "fuck it !". Il laisse en tout cas un inquiétant sentiment de décalage rejaillissant à la fin sur le personnage de Mike, qui paraît s'enfermer dans la même solitude.
   S'il réunit tout le monde à la fin, et quel monde : un cadavre, un mutilé de corps et des mutilés de l'âme, c'est pour un amer "God Bless America" signant la fin des illusions. Ainsi la guerre au Vietnam a décimé des hommes en Orient, mais elle a surtout ravagé la société américaine. La distance géographique, illusion également : l'Enfer est indivisible. Tout le soin extrême mis à reconstituer la vie foisonnante de la multitude, le travail filmique de la plénitude des sensations visuelles/sonores à cet égard, que ce soit pendant la noce, dans la vie du bourg pennsylvanien ou dans la fièvre de l'évacuation saïgonnaise, n'est consistance que de la fragilité du monde humain. Le caractère lâche de la construction narrative ménage les vides nécessaires à l'émergence de ces données profondes.
   Il est limité pourtant par la forte prégnance psychologique des personnages, afin que le spectateur puisse bien s'y identifier comme l'exige le cinéma dominant. S'identifier au personnage, c'est s'interdire le jeu langagier qui remet en cause les catégories ; c'est figer la pensée. Au total, quel beau travail ! Mais aussi quel gâchis pour l'art que ces mercantiles compromis. 02/04/04
 
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