CINÉMATOGRAPHE 

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Robert BRESSON
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Un condamné à mort s'est échappé ou Le Vent souffle où il veut Fr. N&B 1956 95' ; R., Sc. Dial. R. Bresson, d'après le récit du commandant André Devigny ; Ph. Léonce-Henry Burel ; Déc. Pierre Charbonnier ; Son Pierre-André Bertrand ; Mont. Raymond Lamy ; Pr. Société Nouvelle des Etablissements Gaumont ; M. Mozart (Messe en ut mineur KV 427) ; Int. François Leterrier (Fontaine), Roland Monod (le Pasteur), Jacques Ertaud (Orsini), Roger Tréherne (Terry), Maurice Beerblock (Blanchet), Charles Le Clainche (Jost) et des étudiants allemands de la cité universitaire.

   Commenté en voix off par le héros lui-même : le lieutenant Fontaine qui, arrêté par la Gestapo, tente de s'évader lors du transfert en voiture. Il est battu à sang au moyen de manches de pelle puis bouclé. En cellule, il communique avec ses voisins par le langage des murs. Pour le reste, la vie du prisonnier se limite : - À l'intérieur, aux conversations chuchotées à travers les barreaux avec Terry, un homme en promenade dans une cour en contrebas, qui passe ses lettres et lui fournit de la ficelle ; plus tard avec son voisin Blanchet, réticent vieillard devenu son ami. - À l'extérieur, durant les promenades où sont vidés et désinfectés au chlorure de chaux les seaux hygiéniques, et à la toilette matinale commune où s'échangent les informations malgré l'interdiction de parler.
   Mais surtout, Fontaine travaille intensément à son évasion, aiguisant sur la pierre du sol une cuiller dérobée pour démanteler patiemment la porte, tressant des cordages avec les grillages de son châlit et les lambeaux d'étoffe découpés dans ses vêtements, transformant le cadre de sa lanterne en crochets. Un compagnon d'évasion serait souhaitable mais Orsini pressenti est pincé. Alors qu'alerté par la nouvelle de sa condamnation à mort, Fontaine s'apprête à exécuter le plan en solitaire, il doit partager sa cellule avec l'adolescent Jost. Songeant d'abord à l'éliminer comme possible mouchard, il l'associe à l'évasion, qui réussit grâce à ce concours équivoque tombé du ciel. 

   En même temps, quelque chose d'essentiel se construit en sous-main. Le film est rythmé par une sonorisation concrétisant la passion de la liberté qui amène un homme à tenter l'impossible. Il s'agit des bruits environnants frappant les oreilles à la fenêtre : cris d'enfants, tintements de sonnette et fracas du tramway, pétarades d'un vélomoteur gravissant la côte. Il n'y a pas répétition mais variation évolutive en rapport avec les phases successives d'accomplissement de l'évasion.
   Ainsi, par deux fois, dans les moments où sont surmontées les grosses difficultés, l'effort du vélomoteur se superpose au tramway routinier. À la dernière occurrence précédant l'évasion, ne reste que le bruit du tram, mais libéré de la ponctuation ordinaire des tintements, il semble, s'éloigner plus légèrement, sans entrave. On entend une dernière fois le vélomoteur ahaner lorsque les fugitifs ont franchi l'ultime obstacle du mur d'enceinte. Ce sont eux alors qui paraissent légers en comparaison de l'effort mécanique. Associés plus fondamentalement au vrai départ, les sifflets et le tintamarre du chemin de fer, marquent encore un progrès. Surgissant d'abord incidemment au cœur de sa phase instrumentale, ils impriment un élan vigoureux à l'action décisive. Notamment par le crescendo accompagnant l'ascension des hommes et du matériel sur la verrière au moyen du cordage de fortune. Des effets saisissants découlent de la conjonction du sifflement ferroviaire et du souffle du vent dans les cheveux de Fontaine.
   Le vent : autre signifiant de la liberté comme a voulu l'indiquer Bresson dans la citation du Christ à Nicodème passée en secret à Fontaine, et qui compose le sous-titre du film à l'encontre du titre officiel retenu par les producteurs. Le vent donc qui, passant à travers une chevelure ou les haies de la cour du fort, construit cette force du désir passionnel sous-tendant la marche du film.
   Ainsi, le paysage urbain d'été défile derrière les vitres latérales de l'auto de la Gestapo. Fontaine est au fond de la voiture, mais contre la fenêtre latérale supplémentaire de la 11 Citroën familiale intentionnellement choisie par le cinéaste à tous les coups, comme, gardant sous le coude à tout hasard la coûteuse Cord, il avait opté pour la Pontiac dans
Les Dames du Bois de Boulogne. De même, le joyeux glouglou des robinets à la toilette est plus proche des remous sourciers (lien figural(1) avec le nom de Fontaine) que des contentions de tuyauterie. Il accompagne symboliquement les échanges secrets de paroles, qui nourrissent et fortifient le projet de Fontaine.
   L'espérance double donc continûment le malheur et soutient le détenu si bien rivé à sa tâche qu'il semble indifférent à l'exécution de ses camarades. Les outils d'évasion qui (sous le contrôle de Devigny au tournage) naissent sous nos yeux représentent la performance concrète pointant simultanément la volonté farouche du personnage et les repères réalistes du film. Mais ce qui donne tout son prix à l'acte volontaire est sa capacité à se concilier l'impalpable événementiel sans lequel le succès eût été impossible. L'impuissance vient de la raison qui rend les armes devant l'évidence objective. "L'évasion est impossible" affirment les prisonniers.
   Fontaine quant à lui non seulement "s'occupe" imperturbablement, mais fait tourner l'impondérable à son profit. C'est parce que ses lettres sont transmises par le fortuit Terry que Fontaine touche le colis qui va lui fournir la matière des cordes. C'est une cuiller oubliée qui viendra à bout des planches de chêne. C'est l'échec d'Orsini qui révèle la nécessité des crochets. C'est le parachutage
in extremis de Jost qui va déterminer le succès de l'évasion. Il ne s'agit pas, à l'encontre d'un préjugé ordinaire à certains bressoniens, d'intervention divine, mais de "miracle" humaniste. Les figures du hasard sont source de beauté parce qu'elles exaltent la vocation de l'éthique(2) à vaincre l'impossible en s'annexant la moindre invraisemblable fortuité. Que Fontaine fonce sur le garde pour l'étrangler, les doigts brandis déjà écartés dans la pénombre propice : le sifflement du train qui l'accompagne est comme l'inutile auxiliaire contenant toute la force de l'acte.
   En définitive, le ressort dramatique n'est pas l'évasion, inscrite dans le titre et dans la présence de la voix off du héros de l'histoire, mais le parcours sinueux et aléatoire du génie humain sous la rigueur implacable d'une volonté personnelle, ainsi que du récit qui la couvre. La triple condition artistique : filmicité (3) (moyens uniquement filmiques), symbolique (sens caché diffus) et éthique (dévoilement et sommation) est donc parfaitement remplie. 22/12/01
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