CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Nuri Bilge CEYLAN
Liste auteurs

Uzak Tur. VO 2002 110’ ; R., Sc. et Ph. N.B. Ceylan ; Son Ismail Karadas ; Mix. Erkan Aktas ; Mont. Ayhan Ergüsel et N.B. Ceylan ; Pr. NBC Film; Int. Muzaffer Özdemir (Mahmut), Mehmet Emin Toprak (Yusuf), Zuhal Gencer Erkaya (Nazan), Nazan Kirilmis (l’amante), Feridun Koç (le concierge), Fatma Ceylan (la mère), Ebru Ceylan  (la jeune fille).

   Mahmut, la cinquantaine, cinéaste raté gagnant sa vie officiellement comme photographe de presse, mais surtout grâce à des clichés techniques pour une entreprise de carrelage, jouit en solitaire d'un grand appartement au cœur d’Istambul. Débarque de la campagne Yusuf, jeune cousin au chômage à la suite de la fermeture de l’usine. Il espère joindre le plaisir à l’accomplissement du devoir d’aide aux parents en s’embarquant comme marin bien rémunéré, pense-t-il.

   Pourtant invité il n’était pas attendu et la cohabitation est problématique entre le vieux maniaque égoïste et ce jeune homme assez brouillon, qui ne trouve pas de travail et s’incruste. Ce qui s’ajoute aux déboires sentimentaux : divorcé, Mahmut est toujours attaché à sa femme Nazan, remariée et sur le point d’émigrer au Canada ; Yusuf est attiré par une jeune voisine qu'il ne parvient jamais à aborder.
   Pendant que Mahmut observe à la dérobée le départ de Nazan à l’aéroport, Yusuf lève le camp. Il n’a laissé qu’un paquet de cigarettes de marin dont Mahmut, censé avoir cessé de fumer, s’empare. Seul sur le port Mahmut fume une cigarette de son cousin en contemplant comme lui les flots du détroit.

   Il ne se passe strictement rien, l’essentiel étant dans les menus gestes et dans les événements accessoires, avec l’humour qui, les mettant en mouvement, les arrache au dogmatisme du sens ultime. Car l’enjeu est intérieur mais lisible dans le labyrinthe de l’appartement, dont la caméra préserve le plan, dans le micro-drame de la souris qu’on traque, dans les chaussures fétides de Yusuf, dans le manteau de neige qui couvre Istambul, dans le tanker échoué au port ou dans les cigarettes plus ou moins interdites avant d’être tout à fait proscrites, puis de devenir l’ultime et absurde lien entre les cousins désunis ; aussi bien que dans les signes extérieurs de l’aisance économique, en contraste avec le dos voûté et la mine fatiguée de Mahmut, puis dans le jouet militaire acheté pour la nièce autant que dans la grosse verrue temporale de Yusuf, etc.
   Ce qui l’emporte donc dans l'émulsion du sens ne sont ni les paroles, qui restent très en retrait des enjeux véritables, ni l’expression des visages, jamais cadrés serrés, mais l’interaction de tous ces matériaux. La physionomie de Yusuf n’est guère pathétique par ce qu’elle exprime, mais d’être au confluent de signifiants reliés aux multiples événements impalpables constituant la substance véritable du film. On pourrait dire avec Koulechov que les mêmes plans insérés dans un autre film seraient méconnaissables.
   Un exemple. Yusuf trouvant porte close à son arrivée de la campagne, patiente dans la rue où justement la jolie voisine attend quelqu’un. Le jeune homme ayant chaussé des lunettes de soleil à la mode s’appuie nonchalamment contre une voiture en stationnement dont l’alarme se met à couiner. Toute la fragilité du personnage s’extériore par ces deux accessoires et non directement sur sa personne. O
n est invité à ne rien prendre à la lettre. Furtif et chafouin, Mahmut a toutes les apparences du salaud. Surtout quand il accuse implicitement Yusuf du vol de sa montre précieuse, préférant laisser ignorer qu'il l'a retrouvée pour bien enfoncer le dard. 
   Pourtant
s’il n’était aussi paumé que sa victime, il n’en viendrait pas à d’aussi puériles extrémités. Le vide de la vie du citadin est pathétique parce qu’il est masqué par un trop plein illusoire : ne lui manque aucun des gadgets du parfait consommateur, y compris, pauvre substitut affectif, le film porno regardé en catimini. Alors qu’étant à nu, les causes de la misère du cousin de la campagne sont encore traitables. Le premier plan séquence, général, d'une vaste étendue de neige nue, le voit cheminer minuscule avant d'émerger face caméra muni de son seul sac fourre-tout. C’est en cette différence que réside l’ouverture sur les possibles, c’est-à-dire l’espoir. Le paquet de cigarettes oublié est, en tant qu’accidentel, c’est-à-dire absolument non moraliste, comme une émergence de cette puissance. C’est pourquoi la cigarette au goût de prolo de la mer est si délectable.
   On peut légitimement admirer ce minimalisme proportionné à l’extrême finesse des moyens mis en œuvre sur la base d'un matériau spécifique. L'absence de musique auxiliaire
- ce séduisant ornement mais addition étrangère plaquée - montre bien que l'image-son a toutes les ressources appropriées, capables de s'épanouir sans le secours d'un importun commentaire extérieur, non seulement la musique mais aussi le monologue intérieur ou la voix off, ces derniers étant délibérément exlus par Ceylan comme il l'a précisé lui-même.
   On l’a souvent constaté, l’excès de moyens paralyse l’artiste qui doit avant tout, pour pouvoir le transformer, sentir son matériau. Il reste toujours quelque chose à retrancher, un détail, un plan de personnage, un objet, qui continuent d’exister par eux-mêmes de façon obscène, quand ils devraient renoncer à leur être propre pour appartenir totalement au dessein qui les dépasse. Y compris dans l'emploi de la caméra, toujours sommée de prouver son savoir-faire. Ici, tout est parfaitement nécessaire. Le plan fixe prolongé laisse monter le malaise qui s'installe. La profondeur de champ détache d'insolites scènes d'arrière-plan en intérieur.
   Tourné dans l’appartement du réalisateur et dans des extérieurs sans grâce avec des acteurs non professionnels, ce film n’a pas même un brin de tabac en trop. 26/02/09 Retour titres