CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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André DELVAUX
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Un soir, un train Belg.-Fr. 1968 91' ; R., Sc., Ad., Dial. A. Delvaux, d'après Johan Daisne ; Ph. Ghislain Cloquet ; Déc. Claude Pignot ; Mont. Suzanne Baron ; M. Freddy Devreese ; Pr. Mag Bodard ; Int. Yves Montand (Mathias), Anouk Aimée (Anne), Adriana Bogdan (Moïra), François Beukelaers (Val). 

   La veille de la Toussaint, Mathias, professeur de linguistique, refuse de prendre parti dans la querelle entre étudiants flamands et wallons en grève. Sur le point de prendre le train du soir à destination d'une ville où il doit donner une conférence, il se dispute avec Anne, sa maîtresse, décoratrice d'une pièce de théâtre sur la mort. Avant de partir, il ne retrouve pas la tombe de son grand-père, où il devait déposer des chrysanthèmes. Alors qu'il est déjà installé dans le compartiment, Anne paraît et s'assoit en silence à la seule place libre en face, décalée à gauche. Ils échangent des paroles discrètes à distance puis Mathias s'abandonne à de profondes rêveries attendries sur leur passé commun tandis qu'Anne tourne maintenant le dos, debout à la fenêtre du couloir, face à la campagne neigeuse défilant.
   En sortant d'une nouvelle rêverie entrecoupée des très brèves images d'un accident où hurlent les sirènes des pompiers, Mathias se rend compte qu'Anne n'est plus là. S'avançant dans le couloir à sa recherche, il rencontre un homme chapeauté de noir en qui il reconnaît un vieil universitaire jadis croisé ailleurs, le professeur Hernhutter. Le train s'arrête soudain au milieu d'un paysage d'estuaire inconnu. Les deux hommes descendent sur la voie où ils rejoignent un jeune homme qui se trouve être un ancien étudiant appelé Val. Mais le convoi repart soudain, laissant en rade les trois personnages. Ils se perdent grelottants en s'enfonçant dans le paysage curieusement sans neige, humide et désolé. Val manque être englouti par des sables mouvants. Une lueur au loin les attire. Un feu de bois. Le temps de l'atteindre, il fait nuit. Val déniche des sacs de jute pour s'asseoir, dans lesquels restaient quelques patates qu'il met sous la cendre après avoir ranimé le feu. Mathias évoque avec émotion, en flash-back, sa rencontre avec Anne une nuit de Noël.
   Les voyageurs égarés s'apprêtaient à passer la nuit dans ce désert limoneux, quand Val, de retour de reconnaissance, signale un village de l'autre côté de la lande. Ils traversent et se retrouvent dans une auberge dansante après avoir au cinéma vu un documentaire sur le saut aérien de haute altitude. La langue du lieu leur est inconnue. On leur sert un festin après lequel Hernhutter, pris de panique sans raison apparente, voudrait déguerpir. Moïra, la jeune serveuse au visage impassible se tient debout, immobile, à proximité. Irrésistiblement attiré, Val entame avec elle une marche endiablée interprétée par l'orchestre sur un signe de tête de la jeune femme. Des danseurs se répandent sur la piste.
   Mathias tente en vain d'arrêter Val. Un long sifflement de locomotive chasse tout le monde. Il ne reste que Mathias et Moïra maintenant vêtue d'une grande cape noire. Il est pris de malaise. Elle le rassure en français et rajuste maternellement son imperméable, expliquant laconiquement que c'est à cause de l'accident de train. Ils se trouvent aussitôt sur la voie ferrée où des secours s'affairent autour de wagons fumants couchés sur la voie. Mathias erre seul au milieu de l'agitation. Il est attiré par un édicule à l'intérieur duquel, sur un tapis de foin, repose le cadavre d'Anne sous des sacs de jute. Il l'étreint avant de s'étendre à ses côtés en larmes.

   Le véritable fantastique transporte lecteur ou spectateur dans un imaginaire terrible et délicieux, en lézardant l'édifice cognitif, ce qui abolit la différence entre nature et surnature, entre empirie et métempirie, à commencer par la frontière métaphysique entre la vie et la mort.
   C'est ce qui se produit dans
Un soir, un train, où l'absolue séparation fait place à une impalpable distance compatible avec l'expérience, dont la représentation doit du coup s'inscrire dans l'univers du film. Plus c'est réaliste et plus c'est irréel. Le dispositif filmique est préparé (comme on dit un "piano préparé") pour installer un système de la distance infinitésimale creusant sur place un abîme.
   Soigneusement composé, le décor intérieur traditionnel, aussi bien que le vieil amphithéâtre universitaire déserté, en s'enracinant fortement dans le passé, inspirent une solennité quasi sépulcrale. C'est tellement affaire d'ambiance sur la base de notations microscopiques que le thème explicite de la mort, notamment dans la pièce de théâtre, apparaît superflu. De même que la nature des rapports doit se déduire d'imperceptibles inflexions d'attitude et de mimique.
   En fait donc, la mort ne se réduit pas à l'ultime coup de théâtre qui, d'anéantir un amour, met un point final au film fondé sur cet amour (double néantisation) mais elle hante la totalité du film.
   À commencer par le visage de statue antique d'Anouk Aimée, dont le modèle vivant est en poussière depuis la nuit des temps. Puis cet amphithéâtre au pupitre en forme de cercueil, non seulement déserté par les grévistes, mais dont les quelques francophones présents (non concernés par la grève) se tiennent à la distance maximum du professeur, au sommet des gradins. Enfin à la maison, le refus d'Anne de faire l'amour instaure une autre césure, physique. Suit le trajet du cimetière dans un autobus à moitié vide. 
À nouveau, un petit groupe d'étudiants qui montent en chemin se tient à distance respectueuse, donnant lieu à des gestes de grave civilité qui accentuent l'éloignement et l'impression de silence, en contraste avec les manifestants en train de scander des slogans dans un espace autre, séparé par les vitres et le déplacement du véhicule.
   Au cimetière, sans Anne repartie sur un mouvement de colère, Mathias ne trouvant pas la tombe et troublé par la querelle, dépose son bouquet de chrysanthèmes sur un carré de terrain vierge, emplacement probable d'une tombe à venir. Les places occupées par le couple dans le compartiment sont dans un vis-à-vis diagonal incommode qui n'est saisi que par champs/contrechamps. Mathias se trouve dans une quadruple forme d'absence : la position en quinconce par rapport à Anne ; le bruit, le mouvement et les vitres du train qui déréalisent le paysage blanc apparaissant par intervalles dans des contrechamps ; l'imperméable gardé sur le dos comme s'il savait être sur le point de descendre ; ses rêveries sur le passé. Mais Anne s'éloigne davantage en lui tournant le dos, face à la vitre du couloir et enveloppée de sa cape grise qui efface ses formes terrestres.
   Annoncé de façon imperceptible par un bref insert du sinistre, qui se confond en outre avec la série des rêveries, le basculement dans un univers fantastique est marqué par un événement vraisemblable : l'arrêt en pleine campagne. Le déplacement supposé d'Anne dans le couloir où Mathias la recherche avant de descendre est tout à fait plausible, et pourtant elle a disparu à jamais.
   Les deux compagnons rencontrés se tiennent d'une autre façon dans la distance : un ancien étudiant dont Mathias ne semble pas se souvenir, un professeur allemand de longtemps perdu de vue. Cependant, au cinéma de la bourgade mystérieuse, le documentaire montre aussi un changement dans l'échelle des distances de par le parachutiste planant à très haute altitude après avoir lâché la main d'un autre en amorce (métaphore claire), aux sons d'une musique électronique évoquant une étrangeté d'outre-tombe dans un style qui serait plat s'il n'était une anamorphose sonore des sirènes d'alerte, lesquelles avant le documentaire se confondent avec la sonnerie continue du cinéma annonçant le début.
   L'ambiance de l'auberge où brûlent des bougies disposées sur les tables est caractérisée par une immobilité et un silence insolites. Le trio égaré se trouve dans un au-delà mais tangible et sans pouvoir communiquer avec les habitants comme s'il était en même temps séparé, ambiguïté qui fait la force du fantastique. Envoûté par Moïra, véritable personnification de la mort (moïra "le destin"), Val ne peut résister à la séduction macabre de la cadence et des gestes automatiques de vie contrefaite.
   Au delà du thème explicite de la mort (le cimetière, la pièce de théâtre), la distance, le décalage, le silence, l'immobilité, le vide, la nuit, le blanc uniforme, l'évocation du passé, la vieillesse (la grand-mère visitée au début et Hernhutter), la brouille, la séparation vitrée, les vitesses relatives faisant coexister deux ordres spatiotemporels, tous ces éléments thématiques construisent une vaste figure de la mort.
   Mais sans le travail proprement filmique du cadrage et du montage se jouant sur la rupture ce serait encore banal. L'angle de prise de vue y contribue, à marquer une dénivellation entre la caméra et le lieu diégétique, associé au caractère insolite de la situation, par des plongées, notamment sur les trois personnages pataugeant dans la vase.
   Le montage-son permet par ailleurs, en ménageant une discordance entre ce qui est entendu et les paramètres acoustiques présupposés, de suggérer un décalage relevant du monde intérieur. Distanciant acoustiquement la parole d'Anne à table, le gros plan sonore de la fourchette de Mathias sur l'huître traduit une fêlure au premier abord psychologique, rétrospectivement métaphysique. Inversement, le passage au plan sonore lointain donne à l'image un relief hallucinatoire : la recherche d'Anne dans le couloir du train par exemple. Le passage au silence total coïncidant avec le départ inopiné du train qui laisse Mathias sur la voie relève alors du malaise.
   Soit deux sortes de montage des images. En contiguïté et à distance. Dans ce dernier, le plus original, la rupture est entre deux plans séparés par suffisamment de temps de projection pour qu'on n'en prenne pas conscience. Mais pour être rupture, elle doit s'appuyer sur un rapport étroit qui, lui, ne se ressent qu'après coup. Ainsi du premier geste d'amour la nuit de Noël, quand, après la messe de minuit chacun étant parti de son côté, ils reviennent sur leurs pas et qu'Anna pose la main sur la poitrine de Mathias, disant : " vous allez prendre froid ". C'est le geste même de Moïra. Ou bien les sacs de pommes de terre trouvés sur la lande et ceux qui tiennent lieu de suaire.
   Concernant le montage de contiguïté on peut encore en distinguer deux sortes : intraséquentiel et interséquentiel, lequel se subdivise lui-même en montage interséquentiel chronologique et achronologique. Or la déconstruction du déroulement chronologique naturel introduit ici la véritable poésie de la mort. Le film comme construction artistique n'a de sens que si l'on part de la fin, la mort d'Anne. Ainsi les sacs de jute trouvent leur valeur particulière rétrospectivement seulement. C'est un récit dont le foyer de la rétrospection est différé jusqu'au bout.
   En réalité c'est toute la temporalité qui est déconstruite par le montage image-son. Lorsque Mathias évoque la première rencontre, le carillon de minuit anticipe les images mnésiques, à croire que les trois compagnons n'ont pas encore remarqué ce que le spectateur peut penser, à tort, être le signe d'un village proche. Cependant ce brouillage acquiert une dimension fantastique à travers ces paroles de Mathias à propos d'Anne : "avec elle, le temps n'a pas d'importance". Puis à l'intérieur même de la séquence anamnésique le chœur d'enfants de l'église continue d'accompagner les fidèles dans les rues de la ville. Ici encore, décalages de la bande-son s'inscrivant dans la même figure générale, mais de plus agissant sur le temps, à faire se chevaucher des durées indépendantes.
   Ce sont également les raccords-son qui abolissent les lois de l'espace-temps en faveur d'une sensation d'ubiquité : les craquements du feu de cheminée de l'auberge où se retrouvent les amoureux dans le souvenir et ceux du feu de fortune - en gros plan sonore - des trois voyageurs en déroute. Les sons de la rêverie recoupent, du reste, ceux de la catastrophe : la sonnerie d'un passage à niveau celle du sauvetage.
   Pourtant, même en considérant le film un flash-back amnésique, où la scène cruciale étant oubliée tout prend sens rétrospectivement par rapport à elle, il y a surabondance d'allusions à la mort, depuis les gants noirs de Hernhutter et la cravate noire aussi de Mathias jusqu'à ces panneaux de signalisation qui ressemblent à des faire-part en passant par les coups de fusils des chasseurs entrevus par les fenêtres du bus, sans compter l'orgue auxiliaire. Le perfectionnisme mène à l'inflation. La démarche artistique était suffisamment forte par elle-même sans devoir recourir à une obsessionnelle sursignification.
   "Quand un violon suffit ne pas en employer deux" (Bresson citant Vivaldi.) 8/06/05 
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