CINÉMATOGRAPHE 

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Josef von STERNBERG
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Les Nuits de Chicago (Underworld) USA Muet N&B 1927 89' ; R. J. von Sternberg ; Sc. Ben Hecht ; Ph. Bert Glennon ; Pr. Paramount ; Int. George Bancroft (Bull Weed), Evelyn Brent (Feathers), Clive Brook (Rolls Royce), Fred Kohler (Mulligan), Hellen Lynch (Meg, la petite amie de Mulligan), Larry Semon (Slippy Lewis).

   Sortant d'un braquage de banque nocturne, Bull Weed est surpris par un clochard éméché qui le reconnaît. Il contraint par force ce témoin à l'accompagner jusque chez lui dans sa fuite. Une fois en sûreté, le gangster offre à son prisonnier un remontant, l'avertissant vertement de ne pas abuser de ce qui fait les clochards et les balances. L'ivrogne, ancien avocat, rétorque en vacillant sur ses jambes : "Clochard d'accord mais pas balance. Je suis une Rolls Royce de silence. - Très bien je te donnerai une chance de le prouver."
   On retrouve "Rolls Royce" balayeur au Dreamland Café, un repère de la pègre. Sous les yeux de Bull et de sa petite amie Feathers attablés avec le comique Slippy, Mulligan, rival de Bull dans le milieu et louchant sur Feathers, humilie Rolls Royce
afin d'impressionner celle-ci, en le forçant à ramasser un billet de dix dollars balancé à son intention dans un crachoir. Le balayeur lui oppose un tranquille refus, maintenu malgré les coups qui s'ensuivent. Bull s'interpose invitant à sa table son protégé, qui accepte de passer à son service. Tandis que Mulligan fulmine au milieu de sa bande qui le contient à grand peine, Feathers donne le signal du départ. Rolls les accompagne mais Bull reste en arrière afin de laisser un message à l'intention de Mulligan : un dollar d'argent jeté négligemment sur la table après avoir été plié sous ses doigts. Rejoignant ensuite le petit groupe sur le trottoir, il tend une liasse de billets à Rolls Royce en lui promettant de le remettre sur pied.
   Un autre jour, Bull entraîne Feathers dans un mystérieux studio, leur "ancienne cachette", où se tient un parfait gentleman occupé à lire en fumant, qui n'est autre que Rolls Royce. Confortablement meublé le local est muni d'une porte secrète blindée menant à un autre bloc d'immeuble. Bull laisse ensemble Feather et Rolls Royce pour s'occuper d'une bijouterie qui avait attiré l'attention de sa belle. En son absence se déroule un curieux jeu érotique sous forme de déni amoureux. Bull de retour couvre Feathers de bijoux volés et invite autoritairement Rolls Royce au gala annuel de la pègre, trêve entre bandes jusqu'à l'aube, où sera élue la reine du bal,
forcément Feathers. Le moment venu en effet il distribue gratuitement les bulletins de vote payants au nom de Feathers. Entretemps Rolls Royce invite la future reine à danser. Bull soudainement hors de lui interrompt brutalement le tête-à-tête. L'avocat va se consoler au bar, mais Feathers parvient en secret à le dissuader de boire.
   Elle est élue, Bull étant ivre-mort. Sous le prétexte du couronnement, Mulligan fait attirer la jeune femme à l'écart pour la séduire. Réveillé par Meg, la petite amie du rival, Bull pourchasse celui-ci et l'abat. Il est condamné à mort. Un steak saignant
du Dreamland Café apporté par son comparse Paloma sont ses dernières volontés. Rolls imagine un plan d'évasion dont Paloma serait le messager : introduire dans la prison le gang par le truchement du corbillard dédié aux restes du condamné. Feathers, qui s'est déclarée à Rolls Royce, se révolte. Elle le convainc de prendre ensemble la fuite, mais se ravise en tombant sur l'annonce en gros titres de l'exécution imminente sur le journal avec lequel elle emballait une paire de chaussures.
   Le plan est maintenu, mais Bull a toutes les raisons de ne pas faire confiance à Paloma. Surtout quand il découvrira par la lucarne de la cellule que le corbillard - qui a été intercepté - pénètre dans la cour avec l'équipage habituel. S'évadant donc de son côté après avoir assommé son gardien il vole au studio.
Informée par Slipper de l'échec du plan, Feathers, qui l'attendait au volant d'une voiture, rejoint le studio, mais elle est filée. Les policiers lancent l'assaut après avoir cerné l'immeuble. La presse ayant dévoilé le nouvel amour de Feathers, Bull pense qu'elle l'a livré et que Rolls Royce a gardé la clé de la porte secrète pour l'empêcher de fuir. À la gare, muni de deux billets de train pour faire croire à la police qu'il va filer avec Bull, Rolls Royce a vent de la situation. Il accourt mais est repéré dans la rue par Bull qui tire sur lui par la fenêtre. Atteint au bras, il pénètre par le passage secret. Bull découvre soudain la grandeur d'âme de ceux dont l'amour éclate à ses yeux et qui ont voulu le sauver contre leur propre intérêt. Il les pousse vers la sortie secrète et va se livrer. Au policier remarquant qu'il n'aura finalement gagné qu'une heure, le criminel métamorphosé rétorque que cette heure fut plus importante pour lui que toute sa vie.    

   D'emblée deux atouts fondamentaux ; 1) Une humanité foncière sous couvert de force brutale, décuplant la tension dramatique. 2) Un traitement ludique qui nous épargne le ridicule de ce qui prétend atteindre à l'intensité par une adéquation de l'image à la chose.
   Ce qui est profondément humain, c'est la déstabilisation des valeurs morales, condition d'une véritable réévaluation. Le terrible Bull est un grand cœur, qui donne sa chance au témoin de son casse, ou, étant aux abois, tend son doigt enduit de lait à un chaton. 
   Sous l'allure d'une grande dame, Feathers vient du trottoir, c'est clair lorsqu'elle tire ses bas en public au Dreamland.
Quand Bull la repose à terre après l'avoir soulevée dans ses bras, elle perd ses plumes comme une cocotte (angl. chick), plumes que ramassera Rolls Royce avant de la rejoindre au bal. La question de Rolls Royce "Que faisiez-vous avant de rencontrer Bull ?" la met dans l'embarras, on la sent rougir sous le noir et blanc de la pellicule. Rolls Royce ne la formule que par jeu car elle lui a posé la même question de manière insinuante au début.
   Il y a une sorte de trouble du passé qui convient à l'apprentissage. L'ex-avocat confie à l'alcool la question de la légalité. Devenu sobre grâce à l'amitié de Bull et à l'amour de Feathers, il recouvre sa dignité d'avocat mais au service de Bull. Les valeurs sont encore vacillantes. Le caractère contradictoire de l'intrigue se marque bien dans l'opposition physique entre la joviale brute Bull et l'impassible homme du monde décadent, Rolls Royce. Jeu entre extraversion et introversion traduisant un flottement. Ce qui peut résulter d'une telle dialectique, on ne peut le saisir d'avance. Ce flottement suspensif est figuré par la présence du tiers énigmatique Slippy, clown du drame comme 
devenir incertain, futurition toujours basculable. Jamais les choses ne sont prises au sérieux comme quand tout est donné d'avance. Sans exclure le réalisme des décors naturels, qui donne de la crédibilité, le burlesque y veille et Sternberg n'hésite pas à s'inspirer de Chaplin dans les scènes de bagarre. Il faut prêter attention au jeu rompant l'attraction sémantique du récit, finalisé comme si la loi morale le conduisait, alors qu'il s'agit d'un enjeu éthique qui va se trouver une ultime solution singulière, elle-même réévaluable. Jeu, c'est-à-dire action de par la survenue remarquable de faits en apparence accessoires.
   En particulier dans l'érotisme, rien que suggestion contrairement à la pornographie. Un lambeau de ruban détaché des dessous de Feathers voltige gracieusement en sinuant comme un petit serpent tentateur du palier supérieur où elle étire ses bas. Il atterrit exactement dans la main de Rolls Royce en train de ramasser la poussière. Ce n'est que le prélude d'une série d'effets autour de la femme en même temps sublimée, notamment quand, par aplatissement de la troisième dimension (espace quadratique), sa tête s'inscrit dans le cadran circulaire d'une machine à sous à l'arrière-plan. Evelyn Brent fait, du reste, sous la direction de Sternberg, un remarquable
travail dans l'inflexion expressive la plus ténue. La première fois, elle toise Rolls Royce, celui-ci étant hors-champ, indécemment de bas en haut. À la deuxième rencontre, au studio, elle fait chaque fois mine de regarder ailleurs avant de le dévisager. Dès Bull envolé pour la bijouterie, elle bat des paupières, troublée au point que Rolls Royce la surprend à lire un livre à l'envers. Suit en champ-contrechamp, à l'abri du livre qu'ils font respectivement mine de lire, le regard en coulisse s'achevant en éclat de rires. Que Royce Rolls passe un doigt désinvolte dans son étole de plumes et elle en écarte les pans en disant "je porte des plumes partout". Après la tentative de viol de Mulligan, Feathers retenant une bretelle arrachée de sa robe se blottit dans les bras de Rolls, offrant à l'un ce qui a été préparé par l'autre. Le plus brûlant est dans la distance physique, le fait qu'au désir éloquent de Feathers, Rolls Royce réponde par "Je ne m'intéresse pas aux femmes". Rien de plus érotique que la femme agrippant en passant de la main gauche le bras gauche de l'homme qui lui faisait face, de sorte qu'ils sont tournés en sens inverse l'un de l'autre. La distance va-t-elle être franchie ? Une autre s'y substitue sous la forme d'un baise-main.
   La force du jeu tient surtout à l'économie filmique, aussi bien à la rareté des mouvements d'appareil, qu'à la parcimonie judicieusement réglée des éclairages. Pénombres, demi-jours et contre-jours font de l'ombre le matériau sur lequel vient s'écrire la lumière, non pas pour des raisons purement "plastiques" mais en rapport avec l'enjeu dramatique, pour l'intensité. En revanche on aurait pu se passer, me semble-t-il, réminiscences de l'expressionnisme, des abus d'ombre portée sur les surfaces éclairées. Ce qui est, somme toute, bien peu de choses au vu de la façon remarquable dont l'ensemble est enlevé. Formidable succès dès la première projection, qui inaugura à New York les projections publiques nocturnes. Ce qui prouve que le public n'est pas composé que de veaux.
15/10/2017 Retour titres