CINÉMATOGRAPHE
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Vincente MINNELLI
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Lame de fond (Undercurrent) USA VO N&B 1946 114' ; R. V. Minnelli ; Sc. Ed. Chodorov, d'après Thelma Strabel ; Ph. Karl Freund ; M. Herbert Stothart ; Pr. Pandro Berman/MGM ; Int. Katharine Hepburn (Ann Hamilton), Robert Taylor (Alan Garroway), Robert Mitchum (Michael Garroway), Edmund Gwenn.

   Fille d'un chercheur en chimie au grand cœur, Ann épouse le riche industriel et inventeur d'un système de téléguidage révolutionnaire, Alan Garroway, qui lui dissimule d'abord l'existence d'un frère haï appelé Michael, prétendument dilapidateur et coureur de jupons. À la suite d'un grave différend fraternel, Michael avait disparu à la faveur d'un engagement dans l'armée. Pourtant, sa personnalité, révélée par les choses qui l'ont entouré, attire secrètement Ann, qui ne peut s'empêcher de mener une enquête, jusqu'au ranch qu'il habitait, où l'accueille un gardien avec lequel elle se sent étrangement en confiance.
   Parallèlement, son mari, malgré sa haute position sociale, s'avère instable et colérique. Il a également rabaissé son épouse aux yeux de la haute société de Washington en l'amenant à présider
une réception en tenue disgracieuse. Il semble terrorisé par le possible retour de Michael. Des indices de la présence de celui-ci finissent par s'imposer en effet à Ann qui découvre que son époux n'agit que par jalousie envers son frère. Sans doute même ne l'a-t-il épousée qu'en raison de sa ressemblance avec une ancienne conquête de Michael. Elle en vient à soupçonner un fratricide. Un soir, Michael, qui n'est autre que le gardien du ranch, survient pour une explication avec Alan dans l'écurie de la propriété du couple. Il l'accuse d'avoir tué un collaborateur pour s'emparer de son invention sur le téléguidage. Bientôt Alan comprend que sa femme est amoureuse de Michael. Lors d'une promenade à cheval il tente de la pousser dans un ravin, mais il meurt lui-même sous les sabots de sa propre monture.

   Depuis
Sunset Boulevard (pour l'ambiance) de Billy Wilder jusqu'à L'Aventure de Mme Muir (1947) de Mankiewicz, en passant par Une question de vie et de mort (1947) de Michael Powell, le thème de l'amour du fantôme dont Laura de Preminger (1944) est le plus beau fleuron est dans l'air du temps. Il traduit peut-être la conscience d'un basculement de l'histoire, et la relégation d'une partie du présent dans un passé forclos. On est entouré de fantômes, voire chacun se clive en deux parties séparées par un abîme infranchissable.
   Minnelli met tout en œuvre pour suggérer un monde hanté. Monde du mythe, du fantastique et du rêve, par telle allusion à la Belle au bois
dormant, par des décors de conte de fées, par l'utilisation des éléments naturels inquiétants, la complication excessive de décors tourmentés inspirés des figures du serpent ou de la toile d'araignée (associée au cheval) ou les jeux fantasmagoriques d'éclairage, de cadrage et d'appareil : voir notamment la scène nocturne de l'arrivée au garage puis l'explication dans l'écurie où se conjuguent, mis en valeur par d'inquiétants panoramiques, les ombres, les feuilles mortes, le vent, les lueurs intermittentes de la lampe balancée au vent, transformant constamment l'éclairage des visages comme d'un clignotement avertisseur.
   Tout est par ailleurs conçu pour affirmer la présence obsédante dans l'absence et relancer l'incertitude de l'existence de Michael (R. Mitchum : Galerie des Bobines). Au piano, instrument en soi d'apparence funèbre, s'ajoute la présentification invisible par le thème musical fétiche de Michael, toujours interprété par un autre pianiste. Ann elle-même pour en tester l'effet joue dans l'ombre, ce qui fait accourir le serviteur affolé. Vers la fin, elle découvre que ce n'est pas son père qui joue du piano comme elle le croyait. Il s'agit alors pour la première fois de Michael qu'elle va rejoindre pour un doux
duo.
   Le meilleur du film est moins dans les raffinements de l'image elle-même, et la multiplication, à tout prendre excessive, de thèmes
ad hoc (le miroir à effet de portrait, l'infirme...) qu'aggravent certains effets de vertige expressionniste, que dans le maniement de la caméra et la science du montage, surtout dans la façon dont les indices forment réseau par des rapports d'image. Effets d'autant plus prégnants que des ellipses et des fausses pistes suscitent un doute global, entraînant insensiblement un questionnement et une attention accrue portée aux indices. Fausses pistes : la tendresse et les serments renouvelés des époux est en contradiction avec la quête d'Ann et les mensonges d'Alan. De même que la puissance excessive d'Alan est en contradiction avec son évidente faiblesse, que traduit parfois la composition de l'image. Indices : le chaleureux climat du ranch, un mégot trouvé dans l'allée, le comportement affectueux du chien avec un visiteur invisible.
   Les ellipses du montage avec fondu-enchainé donnent une sensation d'enchaînement énigmatique, qui pose plus de questions qu'il n'en résout. Le mariage en trois temps : d'abord conversation au laboratoire de chimie familial entre Ann et son père, qui compare l'accomplissement du mariage à une réaction chimique. Puis enchaîné sur le public à l'église où l'on peut voir l'expression déçue de la gouvernante et d'un ex-prétendant, en même temps que le recueillement du père. Enfin cadrage frontal du
couple face au prêtre hors-cadre. Ou bien en trois étapes encore, Ann portant sa robe ridicule à la réception de Washington et faisant mine de rire. Enchaîné sur la chambre. Anne pleurant sur le lit, consolée par l'époux.
   D'autres types d'ellipse, d'un caractère plutôt fantastique jouent sur la sensation d'abolition de l'espace-temps. Alors qu'Ann tente de fuir en voiture, elle tombe soudain sur son mari survenu dans son dos pendant qu'elle ouvrait le
portail, mais de façon invraisemblable eu égard aux données de leurs positions et vitesses respectives.
   Doutes, leurres et suspens de l'explicite donnent de plus en plus de force à l'implicite. Le thème du cheval par exemple, qui revient régulièrement comme figure maléfique parfois cachée, comme, véritable coup de génie, dans ce cadrage en plongée sur les pieds d'Ann aux sandales surcompensées à l'instar de sabots terminant un
paturon.
   En résumé, trop d'effets se substituant à l'action libre du spectateur, qui en est réduit à goûter de magnifiques lambeaux, indépendamment du tout. Sans compter qu'un accompagnement musical abusif dicte au spectateur ses réactions. La plus petite inflexion dramatique est surlignée par un effet mélodique envahissant. Pire, la phrase de Brahms à force d'être reprise à des fins symboliques tourne à la rengaine. Il y eut pourtant des critiques pour s'en extasier. En quoi consiste le mérite d'un emprunt à la musique bourgeoise du dix-neuvième siècle ? Qu'y a-t-il de méritoire à recopier un thème mélodique puis à le ressasser en vue de pathos à bon compte ? 27/05/03
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