CINÉMATOGRAPHE 

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Aleksandar PETROVIĆ
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J'ai même rencontré des Tziganes heureux (Skupljači perja [en croate, Les Ramasseurs de plumes]) Yougo.  VO (hongrois, romani, serbe, slovaque) couleur 1967 94' ; R. Sc. A. Petrović ;  Ph. Tomislav Pinter ;  Mont. Mirjana Mitić ; Déc. Veljko Despotović ; Pr. Avala Film ; Int. Bekim Fehmiu (Bora), Olivera Vučo (Lenča), Velimir Bata Živojinović (Mirta), Jordana Jovanović (Tissa), Mija Aleksić (Ťandor, l'oncle de Tissa).

   Chez les Roms, à Sambor en Voïvodine, Bora, petit négociant en plumes d'oies, partage le territoire du marché avec son concurrent Mirta dont il convoite la belle-fille, Tissa, bien qu'il soit en ménage avec Rua, plus âgée que lui, au milieu d'une ribambelle d'enfants. Ses affaires sont tributaires d'un comportement imprévisible aggravé par des pertes au jeu. Mirta donne en mariage Tissa à un adolescent rendu pour cause d'impuissance à sa famille. Bora propose à Mirta d'échanger Tissa contre une part du territoire. Le beau-père voulant se la garder, rompt le contrat.

   Alors Bora sacrifie un chargement de plumes qui se répand sur la route derrière le camion. Mais convoitée par Mirta, Tissa se réfugie chez Lenča, la jolie chanteuse du cabaret. Elle lui propose de l'argent pour aller à Belgrade chez son fils, le cul-de-jatte Djurika. Afin de la surveiller l'oncle est chargé de la conduire chez l'une de ses sœurs de l'autre côté du lac. Il se laisse pourtant soudoyer par Bora qui va enlever sa Belle pour l'épouser à la chapelle du couvent. Les mariés s'installent au foyer avec la vieille et les enfants. Comme Lenča, Rua donne de l'argent à sa rivale pour qu'elle réalise son rêve de découverte de Belgrade, façon de l'éloigner du beau gosse Bora auquel aucune ne résiste. Déçue par le séjour dans la capitale chez Djurika, Tissa repart. Dans le camion qui la ramène elle se refuse au conducteur en le blessant au couteau après avoir cédé à son compagnon. Malmenée puis enfermée dans le frigorifique de boucherie du véhicule, elle est laissée sans connaissance à l'entrée de Sambor où l'oncle la ramasse. Bora la cherche de tout côté jusque chez Djurika à Belgrade, pour finir chez Mirta, qu'il défie et poignarde à mort. La police le pourchasse mais, déjà sur les routes, il demeure introuvable.   

  
    Le titre français est trompeur à faire l'article de la chanson leitmotiv du film, comme si celui-ci pouvait s'y réduire. C'est en réalité une véritable mosaïque articulée, à la palette rigoureusement maîtrisée, jouant de la dynamique des échelles, de l'insertion en plans de coupe d'images pieuses, de rapprochements analogiques combinés avec des sons et de la musique. Le film procède de fragments d'images et de sons, au lieu de saturer hystériquement le cadre à la Kusturica, pour s'en tenir à un compatriote traitant de la même thématique. En rien réaliste contrairement à ce qu'on se plaît parfois à proclamer il s'offre bien plutôt sous le triple registre ethnographique, dramatique et poétique
.     

   Dans des décors aux baraques de torchis chaulé à toits de chaume cernées de boue, les personnages, pour la plupart incarnés par des Tziganes, témoignent d'une conception de la vie étrange aux yeux des Gadjés. Le juge qui condamne Bora à l'amende pour entrave à la circulation est intrigué par le sacrifice du capital de plumes répandues sur la chaussée. "Ce sont des histoires de Tziganes", répond-il. "Quand on les jette d'un véhicule, les plumes volent comme si elles avaient des ailes". On peut comprendre que c'est pour lui une façon d'exprimer sa colère à la suite du refus de Mirta de lui accorder la main de Tissa. Il s'exonère d'un poids intérieur en se dépouillant. Le marchand de plumes n'est jamais dominé par les choses matérielles. Il ne renoncera pas aux ruineuses parties de cartes pour sauver ses affaires, quitte à rapporter à chaque fois sa télé au clou sous les imprécations de Rua. N'importe ! Il arrive toujours à se redresser in extremis, et ramène le poste au foyer. Jusqu'à son corps auquel il impose des épreuves mutilantes en guise d'expression des émotions quand, au café, ses mains s'abattent sur des tessons de verre. 

   Ces Tziganes acceptent les aléas du sort d'où ils savent toujours rebondir. C'est pourquoi ils prennent comme des faits ordinaires les vicissitudes liées à la justice pénale des dominants. Les camarades de Bora convoqués parient de l'argent en attendant leur tour sur la nature de sa peine avant même qu'il ne soit introduit dans le bureau du juge. D'où les rapports pacifiques avec les autorités et le public non-tzigane, qui nous valent une autre sorte de mosaïque, de l'ordre du son, celle des langues. Le jeu est aussi bien dans le contenu des images qu'entre les images elles-mêmes. Il détermine le ton de liberté du film, capable d'insuffler de la joie dans le sérieux, bref de l'humour. Les remarques du pope célébrant le mariage sont empreintes d'un plaisant érotisme. "Tissa, c'est un nom de fleuve [...] Il y a des poissons dans ce fleuve ?"  

   Avec le concours de la dimension ethnographique, il en résulte une neutralisation du pathos dans le drame, qui contribue à l'équivalence générale des pièces du dispositif et à l'amplitude de sa dynamique. La mort du nourrisson, les scènes de violence, sont des motifs comme les autres, épurés des affects qui en dictent le mode de perception. Ce qui va dans le droit fil de la poésie, non pas soumission à la réalité extérieure mais liberté langagière (écriture). Une scène d'obsèques à valeur nettement ethnographique est en même temps le théâtre de tractations désopilantes entre Bora et un héritier à la tête de l'imposant troupeau d'oies du défunt. La mort de Mirta surtout est l'accomplissement parfait d'un cheminement qui ne doit rien à l'ontologie de la représentation.  

   Un verset des Écritures (Luc, VIII) inaugure le récit. À leur demande, Jésus accorde aux démons logés dans le corps d'un homme l'autorisation d'entrer dans des porcs. Aussitôt ces derniers plongent dans le lac. On y reconnaît le poids intérieur de l'âme souffrante exigeant un purgatoire sous la forme d'actions extravagantes, de démesure sacrificielle. Le couteau de Bora éventre les sacs de plume. S'ensuit un allègement digne de la tempête de neige plumeuse sur la route dans le sillage du camion. Sur une image sainte en insert les cheveux et la barbe de l'homme de la bible crachant ses démons sur les porcs sont blancs comme neige. Celui qu'on appelle Bora le Blanc transperce mortellement Mirta enfoui sous son stock de plumes avant d'immerger le corps dans le lac gelé. Meurtre sacrificiel croisé avec des inserts d'images bibliques en rapport. Auparavant il avait fait l'acquisition d'un contingent de plumes saintes extraites des édredons des anciens moines, "car [sous régime titiste] il n'y a plus de place ici pour les anges". C'est dans ces plumes mêmes qu'il est invité par le Pope sainement lubrique à célébrer sa nuit de noces, y ajoutant son propre édredon baptisé "ailes de plumes d'ange", pendant de celles du camion. "Nos oies sont des anges" dit aussi l'héritier mêlant l'art du négoce avec le surnaturel sans nul effet sacrilège. Quant à Tissa, Bora s'entend dire par Lenča qu'"elle s'est envolée". Des anges oui, mais aussi païens si l'on peut me permettre, il n'y a pas plus vivant.  29/01/19 Retour titre