CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Nuri Bilge CEYLAN
Liste auteurs

Les Trois singes (Üç maymun) Tur.-Fr.-It. VO 2008 109' ; R. N. B. Ceylan ; Sc. Ebru Ceylan, Ercan Kesal, N. B. Ceylan ; Ph. Gökhan Tiryaki ; Mont. Ayhan Ergüsel, Bora Gökşingöl, N. B. Ceylan ; Int. Yavuz Bingöl (Eyüp), Gürkan Aydin (l’enfantôme), Hatice Aslan (Hacer), Ahmet Rifat Şungar (Ismail), Ercan Desal (Servet), Cafer Köse (Bayram).

   Afin de ne pas compromettre sa carrière, le politicien Servet ayant écrasé un piéton propose à son chauffeur Eyüp Öztürk de porter le chapeau moyennant le versement du salaire pendant sa détention et une prime à sa sortie. Eyüp est condamné à neuf mois pendant lesquels son fils Ismail est chargé de collecter les mensualités pour sa mère, Hacer, qui travaille dans les cuisines d'une collectivité.
   Il faut ajouter la fêlure du deuil naguère d’un fils cadet qui pèse sur le destin de la petite famille Öztürk. De plus, Ismail échoue à ses examens d’université et a de mauvaises fréquentations. Il suggère à sa mère de demander une avance sur la prime pour l’achat d’une voiture qui lui permettrait de faire le ramassage des enfants de la crèche.
   Sans en informer Eyüp, Hacer cède et se rend au bureau de Servet, qui la trouve à son goût. L’avance accordée le conduit dans la chambre conjugale où les surprend Ismaïl par le trou de la serrure. Le fils garde sa langue lors des visites au détenu, qui se doute pourtant de quelque chose. À sa libération il rudoie Hacer mais n’ose interpeller le patron.
   Cependant Servet, a rompu avec sa maîtresse, jugée collante car amoureuse, et compromettante d'autant au notable marié. Cependant on apprend qu'il a été assassiné. Ismaïl avoue à sa mère être l’auteur du meurtre. Rejetée de plus par son époux, Hacer est tentée par le suicide. Eyüp en l’en dissuadant fait la paix, et va charger un ami de se dénoncer contre une somme d’argent.

   Chacun des trois singes mythiques cache de ses mains l'un des trois organes faciaux de la communication, yeux, bouche, oreilles. Ce qui peut apparaître comme une forme de sagesse devient ici le principe d’ajustements quotidiens permettant la conciliation sans sacrifice à autrui. 
   Ce n’est nullement par honnêteté que l'épouse tout d’abord refuse de prendre une décision le concernant sans en informer l'époux, mais parce qu’il se mettrait facilement en colère. C’est parce qu’il opposerait à coup sûr une fin de non recevoir qu’on se passe ensuite de son accord. Et la raison alléguée quand on ne peut plus faire autrement relève de la rhétorique de l’hypocrisie : "c’était pour te faire une surprise…"
   Ce jeu de feintes est par principe illimité, le moindre demi-mensonge entraînant des complications de moins en moins contrôlables. Mais un lien de solidarité perdure qui empêche l’effondrement inévitable : le fantôme de l’enfant disparu. C’est ce qui inspire au père l’ultime démarche pour sauver Ismail, fût-ce en singeant le patron. Mais l’acte n’a plus du tout la même valeur. L'instrument de pouvoir de Servet se met au service de la solidarité familiale, qui porte d’ores et déjà le pardon du mari à l'infidèle.
   Eyüp est d’abord tenté d’assister dans l’ombre, sans bouger, au suicide de son épouse grimpée sur le parapet de la terrasse de l’appartement. Mais il finira par l’inviter à descendre du fatal plongeoir.
   Cette opposition entre le notable fortuné et les  « singes »  jette via l’adultère une vive lumière sur ce qui anime profondément le modeste foyer. La passion qu’a pour lui Hacer est si incompréhensible à Servet qu’il l’assimile, dans un accès de violence verbale inouïe, à une tare de la famille, à ses yeux des "malades" et des "timbrés". Comme si, ayant trop peur de reconnaître dans le sacrifice du chauffeur qui se dénonce à sa place autre chose que ce qui l’anime lui, l’appât du gain, le politicien se rabattait sur l’os du mépris.
   Le scénario est donc à la fois subtil et fort, s’osant bâtir sur les plus impalpables ressorts du comportement humain. Mais scénario n’est point film. Tant de matière à déploiement filmique se passe d'arsenal esthétique.
   Or ici les intentions formelles de l’artiste ne cessent de s’afficher comme telles, qu’elles soient étrangères aux nécessités spirituelles, ou qu'elles les débordent. La HD inspire une plastique qui à force d’être surexpressive dans les effets de lumière crépusculaire n’exprime guère que la qualité de la photo elle-même. Le parti-pris de surcadrage étriqué au moyen des encadrements de portes, et les contre-jours sont bien trop systématiques pour se soumettre à quelque nécessité interne. De même que l’incessant passage ferroviaire symbolique du poids moral enduré, ou la ponctuation de sons extérieurs signalétiques, muezzin, vent marin et sirènes nautiques.
   Tout semble s’appliquer laborieusement à illustrer le malheur en marche, censurant la structure de résilience. Visages décomposés et corps découragés dans trois fauteuils en lugubre conciliabule relèvent d'une économie de spectacle. Le plan fixe censé pénétrer les physionomies au-delà des ténébreuses apparences reste à la surface de ce jeu d'ombres hypercomposé. Nulle place non plus pour la contradiction, ni pour l’imprévu qui y mettraient du vrai. L’humour même de la sonnerie de ce téléphone portable, chanson d’amour commentant ironiquement l’épisode amoureux de Hacer reste isolé, impuissant à relancer une dynamique qui se mord la queue.
   En bref, séparée de l’enjeu spirituel, la filmicité se résout en technicité. Les qualités du script exigeaient le courage d'une image-son assez nue pour laisser se matérialiser dans les interstices un monde intérieur qui ne manquait pas de puissance. 
30/09/10  
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