CINÉMATOGRAPHE 

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Luis BUÑUEL
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Tristana Fr.-It. Esp. VF 1970 105' couleur ; R. L. Buñuel ; Sc. L. Buñuel, Julio Alejandro, d'après Perez Galdos ; Ph. José Aguayo ; Pr. Corona/Epoca-Film/Talia-Film ; Int. Catherine Deneuve (Tristana), Fernando Rey (don Lope), Franco Nero (Horacio), Lola Gaos (Saturna), Antonio Casas (don Cosme).

   Sans musique auxiliaire aucune : éclatante démonstration de sa foncière inutilité au cinéma. Point besoin de ce "principe de continuité" selon Chion, l'attraction cognitive naturelle au spectateur établit sans effort la relation entre les plans successifs.

   Don Lope, aristocrate ruiné vieillissant tiré à quatre épingles, aux idées anarchistes et généreuses (il s'intéresse au fils sourd-muet de sa bonne Saturna) portées par un caractère entier, fait de sa jeune pupille Tristana sa maîtresse. Celle-ci tombe amoureuse du peintre Horacio avec lequel elle quitte la ville. Elle revient après deux ans, très malade. Il faut l'amputer d'une jambe. Don Lope enrichi par un héritage mais pitoyable d'une vieillesse mal dissimulée la prend en charge et Horacio s'esquive. Devenue odieuse, elle l'épouse tout de même puis le laisse mourir d'une crise cardiaque en omettant d'appeler le médecin.

   Un parfait univers buñuelien se déploie dans les marges de la socialité mais sur un mode discret : couple désassorti, infirmités, érotisme pervers. Emblème : l'épisode du chien enragé abattu par le carabinier en montage alterné contrepointant la rencontre de Tristana et Horacio. Les passants et riverains qui attendent sa mort dans la rue ne lui laissent aucune chance. La première scène représente un match de foot (symbolique-rhétorique
(1)) entre deux équipes de sourds-muets. Tout cela sur fond réaliste avec des affrontements de la police et de grévistes, et la vie urbaine en général, au café, etc.
   Les prises de vues en extérieur commencent par un plan général qui serre ensuite sur le protagoniste. Le générique est un plan général de la ville de Tolède bruissant de carillons. Importance donc de la société tout entière. Les travellings d'accompagnement des personnages en extérieur cadrent toujours le bas des murs en gros appareil plus ou moins délabrés de la ville, comme des bases de la vieille société. La satire sociale sous-jacente contre la bourgeoisie franquiste va bon train.
   Deneuve (Galerie des Bobines) sur sa chaise roulante ponctue agressivement des ordres brefs d'un coup énergique de béquille. Les visages sont à eux-mêmes leur propre caricature. Traits à l'ossature nette de la jeune Deneuve, ornements rapportés du bouc et de la moustache de plus en plus tombante de don Lope, visage ascétique et sec à lunettes d'acier de la bonne toute dévouée. Le spectateur est invité à témoigner du dégoût de Tristana : on lui donne à voir le laisser-aller de don Lope. Jeu des acteurs souvent délicieusement décalé : Tristana éclatant de rire au premier baiser de Lope mais se laissant faire par la suite. Elle reste désincarnée (éclairage blafard sur son visage en contraste avec celui de Lope) jusqu'à sa mutilation après laquelle, bien maquillée avec haute coiffure, elle a vraiment l'air femme. Une forme d'épanouissement débordant s'exprime dans l'exécution en virtuose au piano d'une pièce de Liszt. Les variations sur le détail constituent la véritable trame émotionnelle du film.
   Les pantoufles que Tristana apportent à Lope au début, figure de la déchéance jusqu'à finir dans une vieille poubelle d'où la bonne les tire pour y verser des ordures répugnantes. Un petit pois roule sur le sol. Celui que Tristana n'a pas choisi. Car il lui faut toujours faire un choix. Entre deux piliers par exemple en présence de son tuteur, puis on retrouve des colonnades dans la cour où elle rencontre son amant. Lequel aura un moment la posture exacte du gisant qu'elle observe avec une avidité sexuelle supposée inconsciente. Dans le même ordre d'effets il faut prêter attention aux actions secondaires d'arrière-plan. La pantomime des deux sourds-muets s'interrogeant sur l'oiseau en cage, par exemple, tandis que Tristana est attablée avec le père de l'un.
   Comme l'indique le gisant, la religion est source de thèmes sexuels (comme dans l'hystérie). Voyez comme elle manie le battant de cloche en forme de pénis qui continue de se dresser, ou sa posture de statue de la vierge alors que, perchée sur le balcon, elle exhibe ses seins à Saturno. Le sexe relève du diable quand il s'agit de don Lope. "Le diable n'est pas mort" dit-il à propos de sa sexualité. Sa cape doublée de rouge le confirme. La mutilation : thème érotique. L'infirme jette ses sous-vêtements sur la jambe artificielle allongée sur le lit. Le cauchemar de la tête coupée de Lope remplaçant le battant de cloche est du même acabit. Des décors évoquant métaphoriquement les vêtements de Tristana soulignent son absence (les cases de bois de la réception de l'hôtel ressemblent à sa robe à carreaux marron). Superbe séquence finale tournée comme la vision panoramique du mourant et accompagnée d'un tintement de cloche distordu et mêlé au souffle du vent.
  Avec le recul du temps (revu en 2020) pourtant, cela reste bien sage pour un cinéaste réputé anar. La réalisation trop appliquée dans ses effets, comme le ton des acteurs, banalisent les idées les plus folles.  18/06/00
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